Les mots, ce sont ceux de Leslie Kaplan, auxquels le talent des actrices Frédérique Loliée et Elise Vigier donne vie. Deux femmes qui font exister celles qu’on ne voit pas, Louise et toutes les autres, dans la ville. Quant à la folie, elle rôde à la lisière des mots et d’un quotidien que décor et vidéo suggèrent subtilement entre réel et virtuel. Louise, elle est folle est une création du Théâtre des Lucioles.
A voir à la Maison de la Poésie à Paris jusqu’au 27 mars 2011.
Histoire de mots, Louise, elle est folle est le deuxième texte théâtral de Leslie Kaplan qui collabore avec le collectif des Lucioles et ses créatrices, les actrices et « metteuses en scène » Frédérique Loliée et Elise Vigier depuis près d’une quinzaine d’années. Comme le texte précédent, Toute ma vie j’ai été une femme (1), il est né d’une élaboration collective faite d’ « allers-retours entre l’écriture, la lecture et le travail de plateau », explique l’auteure. D’où la qualité et la force du dialogue entre ces deux femmes sur la scène.
Un affrontement plus qu’un dialogue en fait, puisqu’elles « s’accusent, se renvoient la balle (…) comme si chacune représentait pour l’autre quelque chose qu’elle rejette, pourtant il s’agit de faits connus, de comportements habituels, d’attitudes vues partout, de phrases entendues partout, acheter n’importe quoi, voyager sans voir, manger sans penser, vouloir gagner, l’horreur quotidienne et au cinéma, les clichés, les clichés, les clichés… », écrit Leslie Kaplan, dans Renversement, le texte dans lequel elle explicite sa démarche théâtrale, « contre une civilisation du cliché, la ligne Copi-Bunuel-Beckett ». (2)
Sous les clichés, l’angoisse
Celle-ci surgit dès lors qu’on s’y arrête pour y chercher un sens, à ces mots, ces phrases qu’on dit en y pensant plus ou moins et que l’autre entend en y prêtant plus ou moins attention : « tu parles, mais qu’est-ce que tu dis ? », à moins qu’ils ne blessent, brusquement. Ces mots qui parlent de soi, des autres – de Louise, par exemple : « elle est folle ou elle est bête ? » -, de la société (de consommation) de la politique (dans ses dérives d’extrême droite), du monde… sans oublier Dieu, source d’interrogations métaphysiques ou triviales ou dans l’air du temps : « Est-ce que Dieu est d’origine française ? ».
D’ailleurs, on s’interroge beaucoup sur Dieu dans ce dialogue, beaucoup plus que sur Louise, – mange-t-il ou ne mange- t-il pas ? Si oui, mange-t-il du cochon ? Toujours sur le mode de l’affrontement : « Moi, Dieu (…) je sais qu’il ne mange pas de cochon », dit l’une. « Je te trouve bien dogmatique », rétorque l’autre. L’affrontement se fait même pugilat sur la question apparemment futile de savoir si « Dieu est à la mode » ou si « Dieu est indémodable ». Jusqu’à cette « preuve par Dieu » : « La preuve qu’une femme n’est pas grand-chose, c’est que Dieu n’est pas marié »… Bien sûr, on rit. Comme on rit souvent pendant le spectacle, lorsque l’enchaînement des mots et des phrases poussant la logique jusqu’à l’absurde, un peu à la Devos, renverse carrément les choses.
« Quand j’écrivais Louise, elle est folle, j’avais souvent en tête le mot « renversement », le désir et le plaisir qui vont avec », dit Leslie Kaplan. « Le renversement a un effet jubilatoire, il est un des ressorts du comique, de l’humour, du gag », rappelle-t-elle. (3). Il est aussi un des ressorts qui permet dans la vie d’échapper au cliché, au dogme, de respirer, d’ouvrir sur un autre possible. Mais au prix d’une conquête quotidienne, « à tous les jours retrouver concrètement ».
Ce n’est pas joué d’avance quand on est une femme, quand « le ciel est bas, la ville est sale » et qu’ « il y a trop de gens partout »… Qu’il faut trouver sa place dans la vie et dans les mots, des mots à soi, pour que l’autre ne puisse pas dire « tu m’as trahie, tu m’as pris mes mots… » – c’est d’ailleurs ainsi que commence le dialogue -, mais comprenne et prenne le temps d’écouter. On peut échouer, paniquer ou se réfugier dans la divagation – « les nuages et les ciels » -, la folie dans laquelle finit par s’enfermer (s’évader ?) une des deux femmes restée seule sur la scène, tandis que l’autre à l’écoute des bruits du monde se faisant de plus en plus menaçants (guerre ou cataclysme ?) demande de la salle « Qu’est-ce qui se passe ? ». Ultime et pathétique interrogation sur laquelle tombe le rideau.
Les corps et le décor
Les mots de Louise, elle est folle, les actrices remarquables que sont Frédérique Loliée et Elise Vigier les imposent, les font vivre par leurs voix et leurs corps, sans temps mort tout au long du spectacle. Lequel doit beaucoup aussi au décor signé Yves Bernard. Au départ minimaliste, inscrit dans un panneau à la Mondrian, la vidéo de Romain Tanguy va bien vite l’animer, avec des variations de perspectives et d’espaces. Les actrices s’y déplacent, entre le réel et le virtuel, réalisme d’un vrai lavabo et d’une douche sous laquelle elles se lavent les cheveux ou poésie de la traversée d’un tableau, comme d’un miroir. Sans oublier le son de Teddy Degouys, autre élément de l’alchimie réussie de cette mise en scène de Louise, elle est folle.
Cette création s’inscrit dans un projet européen entre le théâtre des Lucioles, le Téatro Stabile de Naples et la fondation d’Art Artéria à Varsovie, avec le soutien notamment de la Maison de la Poésie et du Cent-Quatre à Paris. C’est d’ailleurs dans ce lieu que le public était convié à assister à deux avant-premières de Louise, elle est folle, avant la présentation du spectacle à la Maison de la Poésie.
On a eu le plaisir de constater à cette occasion que ce magnifique et immense établissement artistique de la Ville de Paris, ouvert en 2008, prenait vie, après un démarrage difficile et un changement de direction. (4) On pourra aussi y revenir pour les séances de dédicaces de Leslie Kaplan qui auront lieu à la Maison de la Poésie mais aussi à l’Atelier, la librairie du Cent-Quatre.
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(1) Edité chez P.O.L. en 2008.
(2) Le texte de figure à la suite de Louise, elle est folle, dans l’édition que bient de publier P.O.L.
(3) Et ce n’est pas un hasard si dans Louise, elle est folle, il est aussi question d’escargot, en référence à Arthur, celui qui dialogue avec La Femme assise, de Copi.
(4) A propos du Cent-Quatre, pour en savoir plus sur la genèse du lieu, son ouverture, et sur le changement de direction.