Le musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq à L’Isle-Adam présente une centaine de dessins, lithogravures et peintures d’Honoré Daumier, Paul Gavarni et Félicien Rops. Ces trois grands caricaturistes du XIXe siècle, pourfendeurs de la bourgeoisie, ont croqué leurs contemporains, moqué leurs travers, élevant au rang de types sociaux les silhouettes comiques surgies de leurs crayons. D’où le sous-titre, L’invention de la silhouette, donné à l’exposition. A voir jusqu’au 18 septembre 2011. En profitant des beaux jours pour jouir de la douceur des bords de l’Oise…
Pour commencer, le visiteur fait une rencontre inattendue avec un Daumier grandeur nature, en train de dessiner – on peut suivre sa main se déplaçant sur le papier – assis à sa table dans un angle de la première salle. Ce « Daumier-dessinateur » est un automate signé Jacques Monestier, réalisé pour le restaurant Ratapoil à Valmondois. Deux noms qui nous renvoient à l’univers du caricaturiste, avec ce personnage, Ratapoil, qu’il a créé et publié en 1850 dans Charivari pour représenter le type de « de l’auxiliaire infatigable de la propagande napoléonienne« , et Valmondois, cette commune limitrophe de l’Isle-Adam et d’Auvers-sur-Oise où Daumier a habité et travaillé de 1874 à sa mort en 1879. (1)
Si Honoré Daumier est le plus connu du grand public en France, notamment par le biais de ses caricatures du monde de la justice, cette exposition est l’occasion de découvrir ou mieux connaître l’œuvre d’un autre caricaturiste français, Paul Gavarni (1804-1866), contemporain de Daumier, moins connu que celui-ci. Pourtant « Gavarni a connu en son temps une fortune critique et un succès très importants, tient à souligner Anne-Laure Sol, conservatrice du musée et co-commissaire de l’exposition. Il a été en particulier très soutenu par les Goncourt et Edmond Goncourt a publié une biographie de Gavarni ».
Paradoxalement, c’est l’interdiction de la caricature politique par Louis-Philippe en 1935, qui en contraignant Le Charivari à renoncer à la politique au profit de la caricature de mœurs, a permis à Gavarni de devenir, à côté de Daumier, le plus célèbre caricaturiste du journal satirique. Son univers est plus féminin que celui de Daumier, jusqu’à se forger, autour des années 1840, la réputation de dessinateur attitré des « Lorettes » – ces femmes légères du quartier de Notre-Dame de Lorette.
Quant à Félicien Rops (1833-1898), « c’est celui qui, très nettement, met le plus de lui-même dans son projet de caricature sociale et a très certainement la vision la plus noire, la plus acerbe de cette société du XIXe siècle », indique Anne-Laure Sol. Peut-être cette vision a-t-elle quelque chose à voir avec le fait que Rops est belge, est né et a vécu et travaillé une bonne moitié de sa vie en Belgique. On a en mémoire les critiques acerbes de Baudelaire sur le pays. (2) « Justement, Rops et Baudelaire se sont rencontrés à Bruxelles, quand le poète français était en exil, et c’est à ce moment-là que Rops a ressenti une attirance très forte pour Paris. Paris qui est encore capitale du monde, à cette époque… Paris fascinant avec ses bas-fonds interlopes, si bien décrits par Baudelaire, explique Anne-Laure Sol. Rops va alors quitter la Belgique et une vie assez conventionnelle, normative, pour Paris afin d’y continuer son travail d’artiste et vivre comme il l’entend. Il va s’installer à Corbeille Essonne où il vivra avec deux sœurs qui sont couturières et ce ménage à trois perdurera une trentaine d’années »…
Le fil conducteur choisi pour réunir les œuvres de ces trois caricaturistes est celui de la « silhouette », comme manière de définir, « croquer », des types sociaux. « Nous avons retenu l’angle de la caricature sociale pour confronter les travaux de ces trois artistes, et en travaillant sur ces comparaisons il nous est apparu que tous trois avaient contribué, chacun à partir de leur univers créatif, à imaginer et surtout imposer un ‘type’. Quand on utilise le terme de silhouette, par extension on entend un type social reconnaissable et identifiable par tous ».
Parmi ces types, déclinés thématiquement dans l’exposition, il y a, tout particulièrement, le plus repérable et repéré, celui du « bourgeois ». « Effectivement, cette première moitié du début du XIXe siècle, c’est l’avènement du bourgeois ‘absolu’, avec le règne de Louis-Philippe. Un bourgeois battu en brèche tout particulièrement par Daumier qui va le suivre à tous les heures du jour et de la nuit, dans son intimité et jusque dans son lit, ce qui n’avait jamais été fait ».
Mais les us et coutumes nouvellement adoptés par la bourgeoisie ne sont pas les seules cibles des artistes, « les fourberies des corporations professionnelles émergentes ne sont pas non plus épargnées : médecins, avocats et redoutables spéculateurs dont Robert Macaire deviendra l’incarnation, précise Anne-Laure Sol. Pour conclure : « Le rire teinté d’une certaine cruauté, que génèrent ces observations se prolonge jusqu’à notre époque ». La preuve en sera administrée le 18 juin 2011 à L’Isle-Adam, lors de la « Journée de la caricature » en présence de Plantu, Cabu et Pétillon.
Pour en revenir à la silhouette, parmi les ridicules stigmatisés par les caricaturistes, figure l’usage encombrant de la crinoline dont la largeur n’a cessé de s’étendre à partir du milieu du XIXe siècle, redessinant la silhouette des femmes pour le plus grand inconfort de celles qui se soumettaient au diktat de la mode et au snobisme de classe. On en trouve bien sûr des échos dans les lithographies de Daumier, Gavarni et Rops exposées au musée Senlecq, mais aussi avec une création originale d’Isabelle de Borchgrave. La styliste bruxelloise – devenue une référence dans le domaine du design papier – a réalisé spécialement pour l’exposition une robe en crinoline de papier, un objet poétique, à l’opposé de ses ancêtres de crin de baleine, d’osier ou de métal …
Et pour rester dans le registre poétique, il est conseillé, en quittant l’exposition, après s’être reposé un instant dans le jardin du musée, de faire un tour sur les bords de l’Oise, d’y flâner un peu, de s’asseoir sur l’herbe pour goûter la douceur du paysage… Si le temps s’y prête et si l’on a pris soin d’apporter son maillot, on peut aussi carrément « aller à la plage », fluviale s’entend. Celle aménagée à l’Isle-Adam – la plus grande de France, nous dit-on – est particulièrement accueillante, avec son sable, ses pelouses, sa piscine et son restaurant…
(1) Jacques Monestier habite et travaille à Valmondois, précisément dans la maison et l’atelier de Daumier. On lui doit, entre autres, Le Défenseur du Temps, une horloge monumentale à automates installée à proximité du centre Pompidou, dans le quartier de l’Horloge. Des œuvres de Jacques Monestier seront exposées à la Galerie Guillaume à Paris, du 8 juin au 22 juillet 2011. http://www.galerieguillaume.com
(2) Installé à Bruxelles de 1864 à 1866, Baudelaire avait entrepris de rédiger un livre pamphlet intitulé Pauvre Belgique qu’il n’aura pas le temps de mener à bien – il meurt en 1867 – et qui restera à l’état de notes.
L’exposition Pour rire ! Daumier, Gavarni, Rops. L’Invention de la silhouette, au musée Louis-Senlecq a été réalisée en collaboration avec le musée Félicien Rops à Namur, en Belgique, – où elle a fait l’objet d’une première présentation- et du l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.
Le catalogue – où toutes les oeuvres exposées sont reproduites, avec un texte de Ségolène Le Men, co-commissaire de l’exposition – est co-édité par Province de Namur, Musée Louis Senlecq et Somogy.
A noter que parmi les précédentes expositions du Musée de l’Isle Adam, on avait particulièrement apprécié celle qui nous avait fait découvrir l’iconoclaste Clovis Trouille.