Avec Roland Petit, décédé le 10 juillet 2011 à 87 ans, disparaît un des plus grands chorégraphes français. Ses créations, dès le milieu des années 1940, se sont inscrites d’emblée dans le foisonnement artistique de l’après-guerre. À ses chorégraphies seront associés les noms de grands danseurs, comme Rudolph Nouréev et Margot Fonteyn, Jean Babilée, Nina Vyroubova ou Maurice Béjart, mais aussi ceux de peintres, musiciens et écrivains, comme Picasso, Dutilleux, Prévert, Cocteau, Kosma, Carzou… Une réunion de talents toujours inspirée, comme on avait pu l’apprécier en septembre/octobre 2010 avec la reprise à l’Opéra de Paris des trois ballets, Le Rendez-vous, Le Loup et Le Jeune homme et la mort. Roland Petit avait alors lui-même participé aux répétitions de ces trois créations mythiques, emblématiques de sa vision théâtrale de la danse.
A dire vrai ce n’est pas tant la signature de Roland Petit qui m’avait poussée à l’Opéra Garnier, ce 1er octobre 2010, que celle du compositeur Henri Dutilleux, pour la musique du ballet Le Loup. Dois-je l’avouer, je ne voyais jusque là dans le chorégraphe que l’auteur de la revue musicale Mon truc en plumes, créé en 1961 pour son épouse, la danseuse Zizi Jeanmaire, rencontrée à l’école de l’Opéra de Paris en 1944. Et ce « truc » là n’était pas trop le mien…

Roland Petit dans « Le Rendez-vous »/1946
J’allais donc à la rencontre de la musique de Dutilleux écrite en 1953 pour Roland Petit. Je ne connaissais pas cette œuvre mais son évocation, par son auteur dans un article du monde, avec notamment la « Plainte du loup, jouée au basson avec accompagnement de contrebasses en pizzicato », m’avait émue. (1)Si l’on ajoute que l’argument était signé de Jean Anouilh et Georges Neveux et les décors et costumes de Jean Carzou, ce Loup là devenait vraiment très tentant. Et sur son chemin, le petit chaperon rouge allait faire de bien belles découvertes….
A commencer par Le Rendez-vous…Le deuxième ballet important de Roland Petit, après Les Forains, en 1945. Un rendez-vous avec le destin, donc la mort. Un lieu, Paris. Le Paris à la fois réaliste et baigné d’étrangeté des films de Carné : rien d’étonnant, puisque Jacques Prévert pour l’argument, Joseph Kosma pour la musique et Brassaï pour les décors photographiques – tous trois fidèles collaborateurs du cinéaste – ont participé à l’aventure. Sans oublier le rideau de scène réalisé à partir d’une toile de Picasso. « Sur laquelle on voyait un bougeoir avec la bougie allumée, et à droite, un domino, le tout exécuté dans une harmonie de bleu, mauve, beige et noir » . (2)
Le rideau rouge se lèvera donc sur le rideau de Picasso, en 1945 comme en 2010, pour le rendez-vous d’un jeune homme avec son destin. Lequel prendra l’apparence de « la plus belle fille du monde » qui dans l’étreinte de la danse saisira le rasoir fatal…
Il y a une belle osmose entre l’atmosphère suggérée par les photographies de Brassaï, la musique et la chorégraphie, à la fois danse et théâtre. « Je ne sais comment l’idée m’était venue, mais j’av ais trouvé des expressions assez poussées, avec des danseurs en pantalon et qui n’exécutaient pas vraiment les pas habituelles des ballets classiques », écrit Roland Petit. Il y a aussi la garçonne aux talons hauts… On pense irrésistiblement à la comédie musicale au cinéma telle que Gene Kelly va la consacrer quelques années plus tard (1951) avec Un Américain à Paris. C’est d’ailleurs dans la capitale française que le danseur et réalisateur américain a repéré Leslie Caron, alors membre du ballet de Roland Petit, pour en faire sa partenaire dans le film…. (3)

Maquette des décors de Wakhevitch pour « Le Jeune homme et la mort »
Pour Le Jeune homme et la mort, créé en 1946, c‘est à Jean Cocteau que Roland Petit est venu demander l’argument d’un ballet destiné à ouvrir la saison au Théâtre des Champs Elysées, après le succès des Forains et du Rendez-vous. « Qui mieux que notre ami magicien, pouvait imaginer la théâtralité du ballet dont nous rêvions pour Jean Babilée, notre grand danseur ? ». (4) L’ami magicien avait ce qu’il fallait : dans un atelier sous les toits de Paris, un jeune peintre désespéré se pend après avoir été bafoué par, croit-il, la jeune fille qu’il aime… C’était en fait la mort… le décor se soulève, les murs de la chambre s’effacent, faisant place aux toits de Paris où disparaissent les deux personnages…Un moment de magie.

Jérémie Belingard dans « Le Jeune homme et la mort » /2010
« Ce ballet était plus qu’une chorégraphie, il fallait le vivre », se souvient Jean Babilée. (5) C’est en effet un ballet très physique, où le danseur doit faire preuve de capacités acrobatiques. Après Babilée et Nouréev, Stéphane Bullion (en alternance avec Jérémie Belingard) est excellent – en salopette comme il est de rigueur depuis la création du rôle -, tout comme Eléonora Abbagnato, les interprètes de ce 1er octobre 2011. On a aimé aussi la musique, celle de Bach, et les libertés prises avec cette passacaille en do mineur en particulier l’interprétation « jazzy » qui ponctue l’apparition de la jeune fille, en robe jaune et gants noirs, coupe de cheveux à la Juliette Gréco…
Et Le Loup ? Ah, Le loup ! Avec lui, changement radical de décor : forêt et monde rural. Ce qui veut dire fêtes colorées, enchantement possible mais aussi rudesse et cruauté. Car Le Loup est un conte fantastique cruel, une sorte de variante tragique de La Belle et la bête où l’amour ne transforme pas la bête en homme et où tous deux meurent sous les coups de fourche des villageois, horrifiés par cette union « contre nature ».

Roland Petit dans « Le Loup » / 1953 / Roger Viollet

« Le Loup », Benjamin Pech et Laetitia Pujol en répétition
La chorégraphie de Roland Petit nourrit de sensualité et de poésie la progression dramatique de cette histoire – encore une – d’amour et de mort. Sans qu’on sache, de la musique – sublime – et de la danse, laquelle inspire l’autre, tant l’accord est parfait. Il faut savoir qu’Henri Dutilleux a composé la partition en trois mois apportant chaque jour à Roland Petit quelques minutes de musique sur lesquelles celui-ci réglait sa chorégraphie. Une musique que Dutilleux dit avoir écrite « dans un style volontairement expressionniste » et qui est à ses yeux « indissolublement liée aux autres éléments du ballet : argument, chorégraphie, décors ». Au point qu’il ne voulait pas la faire jouer en concert, ce qui explique la difficulté à trouver un enregistrement.
Mais revenons au Loup. Si les crocs dont Roland Petit était affublé lors de la création du ballet en 1953 nous semblent aujourd’hui un brin ridicules, délaissant cet attribut, Benjamin Pech réussit un formidable Loup, exprimant par les mouvements de son corps – ah, ce subtil frémissement de la jambe/patte ! – à la fois l’animalité du loup et ses sentiments de désir ou de peur.
Comme on comprend La Jeune fille – très sensible Laetitia Pujol – qui préfère la sincérité du Loup à l’inconstance du Jeune homme, lequel s’enfuit avec la Bohémienne, le jour même de ses noces…
A méditer.

Maquette de Carzou pour le 1er tableau de Le Loup / ADAGP, Paris 2010
(1) Dans un article de Pierre Gervasoni in Le Monde daté du 27/8/2010
(2) Douglas Cooper, Picasso Théâtre, Le Cercle d’art, Paris 1987
(3) Leslie Caron, Une Française à Hollywood, éditions Baker Street
(4) Roland Petit, J’ai dansé sur les flots, Grasset Paris, 1993
(5) La Croix, 26 mai 2010