
Chiharu Shiota au Grand-Palais, 2024, « Accumulation searching for the Destination »/ Photo db
C’est avec une splendide exposition consacrée à l’artiste japonaise Chiharu Shiota (née en 1972) que le Grand Palais inaugure la réouverture de ses galeries. « The soul trembles » (Les frémissements de l’âme) constitue une ample rétrospective de l’œuvre de l’artiste qui vit et travaille à Berlin. Surtout connue pour ses installations monumentales faites de fils entrelacés, dont sept ont été recréées in situ, Chiharu Shiota s’exprime aussi par la performance, la sculpture, la photographie, le dessin et la vidéo. Des créations multiformes qui explorent et interrogent des thématiques universelles comme le souvenir, la vie et la mort.
À voir jusqu’au 19 mars 2025

Chiharu Shiota au Grand-Palais, « Where are we going? » / Photo db
Le voyage dans l’œuvre de Chiharu Shiota commence de manière symbolique dès l’entrée dans le Grand Palais avec l’installation Where are we going ? (Où allons-nous ?) : des barques enserrées dans des fils blancs comme dans un cocon – ou des ailes d’ange ? – et suspendues au plafond par de fins fils noir illuminent l’escalier monumental menant à l’exposition. Laquelle s’ouvre par l’immense et emblématique installation Uncertain Journey (Voyage incertain), un vaste enchevêtrement de fils de laine rouge qui se forme et s’élève à partir de coques de bateaux en grillage noir et où le visiteur est amené à déambuler, comme un voyage dans un monde à la fois incertain et fascinant … « Les fils s’emmêlent, s’entrelacent, se cassent, se défont. D’une certaine façon, ils symbolisent mon état mental vis-à-vis de la complexité des relations humaines », déclare Chiharu Shiota .

Chiharu Shiota au Grand-Palais, 2024, « Uncertain Journey » / Photo db
À cette œuvre « signature », succède un parcours quasi chronologique pour accompagner le cheminement créatif de l’artiste. Au commencement il y a la peinture dont la limitation bi-dimensionnelle se fait vite sentir – « J’étais frustrée par l’importance prédominante accordée à la technique et par l’absence de contenu », écrit-elle en commentant une œuvre abstraite à l’huile réalisée en 1992, la dernière.

Chiharu Shiota au Grand-Palais, « From NDA to NDA »/ Photo db
Le corps va progressivement s’imposer comme moyen de faire apparaître « le cœur agité de ce monde » avec d’abord une performance/installation, Becoming painting (devenir peinture), où, à la suite d’un rêve, elle se couvre de laque rouge après s’être enroulée dans la toile, « un acte d’expression corporelle » libérateur. Dans une autre performance/installation, From NDA to NDA (De l’ADN à l’ADN), elle agrège d’autres matériaux : carton , tissu, fil de fer et laine, « je suis née de cette œuvre », dit-elle.

Chiharu Shiota au Grand-Palais, 2024, « Try to go Home » / Photo db
Chiharu Shiota se rend en Europe en 1996 et les expériences physiques vont se faire plus radicales au contact de Marina Abramovic (née en 1946), pionnière de l’art de la performance, à l’université des arts de Brunswick, puis de Rebecca Horn (1944-2024), performeuse, sculptrice et réalisatrice de films à l’université des arts de Berlin. La performance Try to go home (Essayer de rentrer chez soi) en 1997 témoigne de cette période : après quatre jours de jeûne entrepris dans le cadre d’un atelier de Marina Abramovic en Bretagne, l’un des premiers mots prononcés par Chiharu Shiota a été « Japon ». Le lendemain elle réalise cette performance consistant à escalader nue une paroi de terre menant à une grotte, à tomber, puis à remonter…

Chiharu Shiota au Grand-Palais, « Medmory of skin »/Photo db
Désormais installée à Berlin Chiharu Shiota y poursuit son œuvre où l’entrelacement des fils – rouges ou noirs – prend de plus en plus d’importance, tandis que sa présence corporelle fait progressivement place à celle d’objets : robes (After that/ Après cela – 1999) et (Memory of skin / Mémoire de la peau -2001), vieilles chaussures (Dialogue fron DNA / Dialogue à partir de l’ADN – 2004)… jusqu’à cette monumentale installation de valises usées (Accumulation searching for the Destination/Accumulation – en quête de la Destination – 2014) reproduite dans l’exposition. Toutes ces valises, qu’on suppose pleines, sont suspendues au plafond par des fils rouges d’inégale longueur – liens du sang, cordon ombilical ? – comme les marches sans fin de l’exil…

Chiharu Shiota au Grand-Palais, 2024, « Inside-Outside » / Photo db
Berlin, c’est aussi la ville du « mur », de la séparation et du souvenir de cette séparation. Et plus trente ans après sa chute, la ville continue de se transformer. « Quand je vois les vieilles fenêtres que l’on remplace et qu’on met au rebut sur les chantiers de construction, je me rappelle comment l’est et l’ouest ont été séparés pendant 28 ans, et je songe à la vie de ces personnes de même nationalité, parlant la même langue, à la façon dont elles voyaient leur vie à Berlin et aux pensées qui leur traversaient l’esprit », explique Chiaru Shiota. Alors, délaissant le fil, l’artiste est allée sur les chantiers collecter ces fenêtres usagées pour en faire une installation, Inside-Outside (Intérieur/extérieur), reconstituée dans l’exposition.
Retour au fil, noir cette fois, avec l’impressionnante installation In Silence -2002/2024. On franchit une porte et pénètre dans une salle de concert où de chaises vides et d’un piano silencieux s’élèvent des fils entrelacés, comme un nuage de fumée qui va s’épaississant pour former un dôme presque opaque sous lequel on se déplace sans autre bruit que celui de sa respiration. Comme souvent dans le processus créatif de Chiharu Shiota, l’inspiration émerge d’une expérience personnelle physique ou émotionnelle. En l’occurrence l’incendie qui s’est déclaré dans la maison voisine de celle de l’artiste alors âgée de neuf ans et « le lendemain, il y avait un piano devant la maison. Calciné, devenu totalement noir, il m’apparaissait comme un symbole encore plus beau qu’avant. Un silence ineffable s’est emparé de moi… ». et il est là ce silence, concrétisé, si l’on peut dire, par ce piano que Shiota a brulé et ces centaines de kilomètres de fil noir qu’elle a entrelacés, enchevêtrés.

Chiharu Shiota au Grand Palais, « in Silence »/ Photo db
Car ce corps qu’elle n’expose plus, il est présent dans le travail physique pour réaliser une installation. Encore et toujours la présence dans l’absence… D’autant que ces installations de fils sont généralement jetées après l’exposition, « elles n’existent que dans la mémoire des spectateurs », souligne Chiharu Shiota. Un constat qui a mené l’artiste, quand elle a appris la récidive de son cancer diagnostiqué une première fois en 2005, à vouloir « travailler avec des matériaux qui resteraient après la disparition de (son) corps ».

Chiharu Shiota au Grand-Palais, « In the hand » / Photo db
D’où la présence dans l’exposition de dessins et de sculptures. Comme cette œuvre en bronze, in The Hand/dans La Main (2017), qui représente deux mains ouvertes desquelles s’échappe un bouquet touffu de fils métalliques brillants.

Photo db
Where are we going ?
Pendant notre visite la nuit est tombée, et en ressortant du Grand Palais on a un nouveau et dernier regard ému sur l’installation qu’on aperçoit maintenant derrière la haute verrière de l’escalier monumental, dans son encadrement de pierre sculptée …
« La mort fait partie de mon travail, mais j’y vois moins une fin en soi qu’un nouveau départ. Pour moi, elle représente un nouveau mode d’existence dans le cycle de la vie. La mort est un état qui nous entraîne dans un univers plus vaste. » Chiharu Shiota

CHIHARU SHIOTA, Berlin, 2024 /Photo Sunhi Mang
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