L’IRCAM (l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique) nous réserve toujours quelques bonnes surprises, chaque année, à l’occasion de son festival de musique contemporaine AGORA. Comme de retrouver le film d’Alexandre Medvedkine, Le Bonheur (1934), avec un accompagnement musical inédit, une création de Sébastien Gaxie.
« Face au cinéma muet, c’est un univers très vaste qui s’ouvre au compositeur« , nous dit Sébastien Gaxie. Et d’autant plus vaste que ce cinéma est complexe, comme l’est Le Bonheur, « un film surréaliste, extrêmement découpé, avec un imaginaire sidérant, du cynisme mais aussi une profonde humanité« . Et beaucoup d’ambivalences aussi, dans cette histoire d’un paysan russe pas très malin, très malheureux, qui n’a sa place nulle part – ni dans l’ancien monde tsariste, ni dans le nouveau du kolkhoze – et qui part en quête du bonheur. « Va chercher le bonheur et ne reviens pas les mains vides« , lui dit sa femme.
Un parcours semé d’embûches, on s’en doute, pour le moujik Khmyr, persécuté par le koulak, les voleurs, les religieuses (dont deux apparaissent nues sous leur robe de voile noir!) ou le pope, âpres au gain et plus enclins à exploiter le pauvre qu’à sauver son âme…
La femme du paysan, la belle Anna, sera prompte à saisir les bienfaits de l’action collective et deviendra une kolkhozienne modèle. Celle qui n’avait pas hésité à remplacer le cheval défaillant – un personnage à part entière tout au long du film que cet animal paresseux – pour tirer la charrue rudimentaire sur leur ancien lopin de terre (une allégorie tragico-comique du mythe de Sisyphe), conduira fièrement le tracteur pour des récoltes généreuses. Tandis que le pauvre Khmyr échoue lamentablement dans toutes les tâches qu’on lui confie.
Mais l’heure de la « rédemption » sonnera enfin : Il sauvera les chevaux de l’écurie du kolkhoze incendiée par le koulak ennemi et permettra d’arrêter celui-ci… Un costume sur mesure à la ville viendra récompenser le héros. Lequel, toujours maladroit, aura du mal à se débarrasser du paquet de ses vieilles nippes. (1)
Comment rendre musicalement ce mélange de simplicité narrative, de complexité dans la forme cinématographique et d’ambivalence dans le propos? « J’ai choisi de me concentrer sur l’idée de synchronicité, avec une musique extrêmement mimétique, qui cherche à figurer par des sons de synthèse écrits avec l’ordinateur la plupart des mouvements, des gestes ou des dialogues des comédiens« , explique Sébastien Gaxie.
Un mimétisme qui ne signifie pas uniformité ou récurrence, car le compositeur a puisé dans une gamme de sons extrêmement riche et mixé aux sons de synthèse de la musique traditionnelle ou classique (cette dernière pour la séquence dans la ville), ou des sons concrets connus (animaux ou bruits mécaniques) qui donnent « parfois même au muet l’illusion de la réalité » … Et bien d’autres sons encore, car, pour le compositeur, « rendre un hommage à ce grand réalisateur, c’ est essayer de faire justice à l’éternelle bataille du réel et de l’imaginaire et, à ce jeu-là, nous n’hésiterons pas à écouter des pulsars de sous-marins sur des images de popes barbotant dans une rivière« .
C’est l’auditorium du Louvre qui accueillait, le 16 juin, cette oeuvre créée dans le cadre du programme « Electron(s) libre(s) » du Musée du Louvre, en co-production avec l’Ircam-Centre Pompidou , donnant ainsi l’occasion de belles retrouvailles avec ce dernier film muet du cinéma soviétique. Retrouvailles parce que Le Bonheur avait déjà été réédité en France en 1972 – 38 ans après sa création et du vivant de son auteur, mort en 1989 à Moscou – et présenté au public avec un film de Chris Marker, Le Train en Marche, où Medvedkine lui même racontait l’épopée du « train-cinéma ». Ce train parti de Moscou le 25 janvier 1932, pour n’y revenir que quelque neuf mois plus tard après avoir parcouru des milliers de kilomètres. A son bord, 32 personnes et tout ce qu’il fallait pour réaliser des films et les projeter.
C’est cette expérience cinématographique et la confrontation avec la dure réalité de la vie paysanne qui ont inspiré à Medvedkine l’idée du film Le Bonheur. Un film iconoclaste dans sa forme comme dans son fond, où – sous la moralité apparente du dénouement – règne effectivement l’ambivalence. Le pouvoir stalinien ne s’y trompera pas qui fera de Medvedkine un cinéaste « empêché » pour le reste de sa carrière.
(1) Un personnage qui nous fait beaucoup penser à Chaplin … A celui des Temps Modernes (qui sortira deux ans plus tard, en 1936) avec un Charlot en butte au monde mécanisé et à son cortège de misère, avec ce même mélange de tragique, d’absurde, de comique et de poésie. Au rêve de Khmyr et Anna en opulents tsar et tsarine, répond celui de Charlot et de la jeune fille dans la maison imaginaire du bonheur.