… Il n’est sans doute pas d’âge pour se poser la question. C’est pourquoi le dernier titre de la collection « Chouette Penser ! » des éditions Gallimard Jeunesse s’adresse, comme les précédents, aux enfants ayant franchi le cap des dix ans. Cette collection, créée en 2007, est une manière d’accompagner leur étonnement et leur questionnement devant les choses du monde et de la vie. En un mot, philosopher. Un texte original où la clarté pédagogique ne le cède jamais à la rigueur du propos, des illustrations tout aussi originales, des citations qui sont autant d’ouvertures vers des auteurs, une maquette aérée font la qualité et l’attrait de cette collection au fil d’une petite trentaine de titres déjà parus.
Une qualité que confirme ce dernier opus, Aimer un peu, beaucoup … à la folie ?, signé par Anissa Castel, qui – à l’instar de la plupart des auteurs de « Chouette Penser! » – est professeur de philosophie, en khâgne au lycée Fénelon. On lui doit déjà deux ouvrages dans la collection : Sommes-nous libres? et Un lieu à soi. (1)
Par quel bout prendre l’amour? Celui des mots, bien sûr, car il y a aimer et Aimer… Si on « aime » beaucoup de choses (le camembert, pour reprendre l’exemple de Raymond Queneau), ce n’est pas au camembert qu’on dira « je t’aime » mais à « une personne que l’on préfère à toute autre et que l’on apprécie plus que tout« . Un choix aussi exclusif que fondamentalement inexplicable…
Le chemin de l’amour fou passera donc forcément par l’idéalisation. Entre temps on aura distingué amitié et amour et convoqué Montaigne et La Boétie, Stendhal (tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la « cristallisation » sans oser le demander…) et Platon. Et avec celui-ci poser la question qui fait l’objet du deuxième chapitre : « Qu’aime-t-on quand on aime? »… avant d’en arriver avec Pascal à la conclusion désespérante selon laquelle « on n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités« …
Tandis que l’espoir renait lorsqu’il s’agit, deux chapitres plus loin, de réfléchir sur la différence entre amour et passion, avec Spinoza et sa distinction entre les « passions tristes », « ce qu’on éprouve passivement et qui diminue notre sentiment d’exister pleinement« , et les « passions joyeuses » qui « augmentent au contraire notre puissance d’agir« , comme le résume Anissa Castel dans une des petites bulles explicatives en marge du texte. Mais ce n’est pas aussi simple – qu’est-ce qui peut l’être? – car les deux ne se mêlent-elles pas?
Alors, quelle place faire à la passion amoureuse? « Comment ne pas se laisser dévorer par elle? Comment, à l’inverse, ne pas passer à côté du sens qu’elle donne à l’existence?« . Bref, un « Art d’aimer » sur lequel les philosophes se sont penchés, de Platon à Kant et Hegel. Sans oublier, bien sûr Descartes. On apprend – du moins l’auteure de ces lignes l’ignorait – que le philosophe du Discours de la méthode, et des Passions de l’âme avait éprouvé dans l’enfance de l’attrait pour une « petite fille louche », c’est à dire atteinte de strabisme.(2) Une passion « si indissociable de ce petit défaut » que longtemps après il se sentira davantage enclin à aimer les personnes ayant ce même défaut, sans savoir pourquoi. « Mais le jour où Descartes a compris la cause de son attirance et admis que le défaut de loucher n’était pas aimable en lui-même, il a cessé d’en être ému« , écrit Anissa Castel, ouvrant ainsi subtilement la voie à la découverte de l’existence de l’inconscient et du désir…
On ne peut parler de l’amour sans évoquer les poètes qui ont mis en vers son mystère et ses aléas… Lamartine (« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé« ) et Musset (« J‘ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois; mais j’ai aimé« ). Avant de refermer ce dernier chapitre « Les aléas de l’amour » avec l’évocation du célèbre passage du Banquet de Platon où Aristophane raconte le mythe fondateur de l’amour : d’un être complet et autosuffisant de forme sphérique avec quatre bras, quatre jambes et deux visages sur une même tête, en les fendant en deux pour les punir de leur prétention à escalader l’Olympe, Zeus a fait deux êtres distincts… en quête éperdue de l’autre moitié disparue…
Mais il ne faudrait pas dramatiser… Oui, « en amour, il y a un peu de mystère et beaucoup de hasard » et celui-ci ne fait pas toujours bien les choses, la réciprocité n’est pas forcément ce qu’elle devrait être… Alors on coupe, ou on rafistole, pour reprendre l’image du tissu des Grecs anciens… On en conclura que « l’amour est toujours fragile, précaire, incertain, mais d’autant plus précieux… »
D’aucuns trouveront peut-être le propos un peu ardu pour le lecteur à l’âge tendre? Disons d’abord que ce petit livre est un excellent moyen d’entamer un dialogue entre l’enfant ou le pré-adolescent et le ou les adultes qui l’entourent. Lesquels adultes trouveront d’ailleurs aussi intérêt et plaisir dans sa lecture. Ensuite, c’est un ouvrage à plusieurs entrées – les excellents dessins de Christelle Enault en sont une, les pages de citations en gros caractères blancs sur fond violet, une autre, les bulles, encore une autre, comme les passages écrits et/ou soulignés en mauve – et niveaux de lecture.
Quant au propos, il s’inscrit bien dans notre époque. Dans une société en pleine mutation où les mots couple et famille recouvrent des réalités très diverses, où les enfants peuvent avoir des parents du même sexe, la réflexion sur l’amour prend elle aussi une nouvelle dimension… En sachant – et le plus tôt sera le mieux – qu’en cette affaire, « ni notre raison, ni notre volonté n’exercent un pouvoir décisif sur l’amour, pas plus sur sa durée que sur son apparition ou sa disparition« , et que « les facultés de l’esprit sont des auxiliaires indispensables et des alliés utiles, mais leur pouvoir reste limité« …
(1) La collection « Chouette penser! » est dirigée par la philosophe Myriam Revault d’Allonnes
(2) Descartes explique son attrait pour « la petite fille louche » dans sa Lettre à Chanut (6 juin 1647)