
©Irène Karabayinga
« Ce jour-là, il (Emmanuel Kant) est assis à sa table de travail, fenêtre ouverte sur le jardin. Au-dessus de son bureau, un portrait de Jean-Jacques Rousseau, seule décoration de toute la maison. Le regard du penseur, un instant diverti de sa tâche, se perd dans la contemplation de son jardin, dans les entrelacs de branchages. D’habitude, la végétation est toujours parfaitement taillée, mais le jardinier, souffrant, a été absent quelques jours. Aussi la nature a-t-elle repris ses droits, sur la base toutefois d’un ordre longtemps entretenu. Un sentiment étrange l’envahit soudain. Le théoricien du « conflit des facultés » vient de découvrir qu’il est un moment où cesse le conflit : c’est le moment où nous éprouvons le « sentiment du beau ». Dans les milliers de pages qu’il a déjà écrites, pas une seule ligne n’est capable d’éclairer ce qu’il vient de ressentir. Il l’admet. Là est son courage, son immense honnêteté. Et il décide de se lancer, malgré son âge, dans un nouveau chantier : La Critique de la faculté de juger vient de commencer à s’écrire. On y trouvera bientôt cette définition du plaisir esthétique, qui fera date : un « jeu libre et harmonieux des facultés humaines« .
Charles Pépin, Quand la beauté nous sauve, éditions Robert Laffont (coll. Les mardis de la philo), pp.30-31