Seul pendant plus d’1h30 sur la scène du Théâtre de la Madeleine à Paris, l’acteur François Marthouret fait vivre le personnage de l’unique roman publié par Eugène Ionesco, Le solitaire. Jean-Louis Martinelli signe la mise en scène de ce spectacle co-produit avec le Théâtre des Amandiers à Nanterre. A voir jusqu’au 31 juillet 2010.
C’est à un double (et beau) rendez-vous que nous convie le Théâtre de la Madeleine. Avec un texte, Le Solitaire, le premier et unique roman publié par Eugène Ionesco, en 1973, et un acteur, François Marthouret. Lequel est à l’initiative de ce spectacle, construit à partir d’un montage du texte de Ionesco, qu’il a réalisé avec Jacques Maitrot et demandé au directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers, Jean-Louis Martinelli, de mettre en scène.
De quoi s’agit-il? De l’histoire, ou plutôt du quotidien d’un homme qui, à « pas loin de quarante ans« , fait un héritage inattendu qui lui permet « de se retirer de la course« , c’est à dire cesser de travailler, lui qui en avait déjà « par-dessus la tête » de son emploi. L’ennui perçait déjà pendant la routine de la vie laborieuse : « je n’étais ni triste ni gai, j’étais là des pieds à la tête (…) Et pourtant je me sentais mal à l’aise dans ma peau« .
Que va-t-il bien pouvoir advenir ensuite? Rien, ou pas grand chose, sinon l’expérience accrue de la solitude et une disponibilité accrue pour s’interroger sur le sens de la vie, la finitude et l’infinitude, la pensée de l’impensable, entre « le mal d’être autant que le miracle d’être« , résume François Marthouret. Le vertige existentiel du premier étant plus persistant que le second, ce bref instant de joie surgi par exemple d’un rayon de soleil sur la table du restaurant – « c’est comme si le soleil était entré en moi-même » – et qui métamorphose la perception des autres, du monde et permet d’espérer un avenir… Avant de s’évanouir pour à nouveau laisser le champ libre à cette « impuissance de concevoir l’univers » qui nous laisse au pied du « mur du non concevable« .
Le vin, les apéritifs (« après mon septième apéritif... ») et le cognac sont là pour combler momentanément ce vertige existentiel. Tandis que les tentatives pour combler la solitude sont d’emblée vouées à l’échec pour celui qui doute de la pertinence à « nouer des relations« . Le bavardage de la femme de ménage exaspère et la serveuse du restaurant ne résistera pas à la cohabitation avec un « neurasthénique« . Un homme « entre Pascal et Buster Keaton », pour François Marthouret. On ne peut s’empêcher de penser aussi à Beckett, et au narrateur de Premier Amour. (1)
Et puis à force d’être seul, le partage entre la réalité et le fantasme devient flou. Comme ces scènes d’émeute, de guerre civile, auxquelles il assiste, qu’il décrit et qu’il voudrait bien faire cesser en interpellant les protagonistes : « Vous êtes déjà dans vos cercueils. (…) Pourquoi donc êtes vous si pressés? bientôt il n’y aura plus personne« … Au milieu des » frappeurs » il ne reçoit pas de coup, « Ils semblaient ne pas me voir« … Une violence, réelle ou hallucinée, figurée sur la scène par une lumière rouge baignant le décor unique, un grand lit à moitié défait sur lequel l’acteur, seulement vêtu d’un caleçon, tantôt s’étend ou s’assied. Ou se lève, en fait le tour pour se servir un verre de la bouteille posée sur le rebord de la fenêtre ou s’asseoir sur une pile de journaux comme sur la cacophonie du monde.
La lumière (Jean-Marc Skatchko), diffusée par les vitres translucides de la fenêtre au fond de la scène, joue un rôle déterminant, seul élément mobile du décor qui anime et donne leur densité spécifique, leur « coloration », aux cinq séquences qui découpent le texte.
Le blanc domine pour la dernière, très courte. Une trouée d’une luminosité intense envahit la scène. L’homme, qui a finalement revêtu son costume, est allongé sur le lit en proie à une vision, une « illumination » où l’armoire qui lui fait face, puis le mur disparaissent : « A la place du mur, des image, lentement. Cela devint très lumineux. Un arbre couronné de fleurs et de feuilles apparut. Puis un autre. Un autre, Plusieurs. Une grande allée. Au fond, de la lumière plus forte que la lumière du jour. Cela se rapprocha, cela envahit tout« . Une expérience limite. Mort ou révélation de la vie? Cet homme est-il gisant ou prêt à tenter de vivre ? « Quelque chose de cette lumière qui m’avait pénétré resta. Je pris cela pour un signe« . Rideau.
Epilogue : Le monologue sur une scène de théâtre est un défi. François Marthouret le relève. Au début , on s’inquiète un peu : ce décor minimaliste, cet homme à moitié vêtu sur le lit, adossé aux oreillers et qui parle, quasiment sans bouger, avec seulement les inflexions de sa voix et les expressions de son visage, cela va-t-il tenir sur la distance? Eh bien oui ! Le texte et l’acteur s’imposent dans ce décors dont le minimalisme se révèle au final évident : il fallait bien trouver un lieu d’où faire vivre ce texte pour qu’il garde sa puissance évocatrice sans être parasité.
Le corps sans artifice de François Marthouret répond à la même exigence : « humilité émouvante d’un grand acteur, d’un ancien jeune premier qui, assumant son corps vieilli, parachève la cohérence de son adaptation, le dépouillement de tout aspect anecdotique et le partage de l’humaine condition« . (2)
(1) Ce qui nous renvoit à un autre saisissant monologue : celui de Sami Frey, « interprétant » et mettant en scène la nouvelle Premier amour en 2009 sur la scène de l’Atelier.
(2) Monique Le Roux, in La Quinzaine Littéraire, N°1019, du 16 au 31 juillet 2010
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