Pour le « cours » inaugural de sa cinquième saison intitulée « Le ventre des philosophes », l’Université populaire du Goût d’Argentan a frappé fort samedi 9 octobre 2010 avec Nietzsche et Marx à l’affiche! Pour le second, il s’agit bien sûr, de Thierry Marx, le chef iconoclaste aux deux étoiles de Château Cordeillan-Bages, militant de la « cuisine de rue » et virtuose de la cuisine moléculaire. Il faut ajouter au casting de cette journée de rentrée particulièrement réussie, un autre virtuose, le pianiste Vahan Mardirossian.
Ajoutons qu’il faisait exceptionnellement beau, le soleil dardant ses rayons sur les alignements de tomates – 1,5 tonne récoltée l’an dernier – et de dahlias des Jardins dans la Ville, comme sur le chapiteau destiné à accueillir les auditeurs attentifs qui se transformeraient plus tard en convives joyeux d’un dîner « nietzschéen » , avant d’assister au « cours magistral » du chef invité….
Le thème choisi cette année, « Le Ventre des philosophes » renvoie, bien sûr, au titre de l’ouvrage du philosophe Michel Onfray, à l’origine, avec son ami d’enfance Jean-Luc Tabesse, de cette Université populaire du Goût, lancée en 2006 (1). Car il va de soi pour le penseur hédoniste (également à l’origine de l’Université populaire de philosophie à Caen) que : « Non, les philosophes ne se nourrissent pas d’idées et d’eau fraîche. Oui, ils ont un goût, et un corps qui réclame sa pitance. Atteindre à la vie bonne passe aussi par les papilles« . Alors qu’en est-il de celles de Frédéric Nietzsche? Apparemment, l’auteur du Gai Savoir rêva plus la nourriture « légère, joyeuse, colorée, contraire aux lourdeurs de la cuisine allemande de fin de siècle » qu’il ne parvint à la goûter, même si cet amateur de ragoûts et de charcuterie « connut l’éblouissement digestif en Italie« , indique Michel Onfray.
Grâce aux Argentenais Dominique Tulane et Arnaud Viel, respectivement boucher-charcutier-traiteur et chef de l’hôtel-restaurant La Renaissance, les rêves et réalités culinaires de Frédéric Nietzsche trouveront un écho dans les assiettes du dîner servi à plus de 200 convives attablés sous le chapiteau. Qu’on en juge : en entrée un Effiloché de chicon et ses copeaux de jambon fumé et fruits secs, en plat une Roulade de boeuf au cacao amer – « comme l’aimait Nietzsche« , nous dit-on – et son écrasé de pomme de terre à la noisette, suivi d’une Tartine de chèvre frais sur son lit de roquette pour terminer avec un Cube chocolat pistache en dessert.
Mais avant d’en arriver à la satisfaction des papilles, l’assistance de l’Université populaire du goût, avait été mise en appétit et ses sens en éveil, avec les interventions qui se sont succédé depuis le début de l’après-midi. Avec pour commencer les quelques lectures « gourmandes » proposées par Evelyne Bloch-Dano, choisies chez une petite dizaine d’auteurs contemporains (2), à l’exception de la Comtesse de Ségur avecLes Malheurs de Sophie et l’épisode anthologique où la petite fille tente en vain de résister à une corbeille de fruits confits. On retiendra, entre autres, la très jolie définition de Grégoire Polet, dans son Petit éloge de la gourmandise : « La gourmandise, une peinture en trompe-l’oeil« .
Ensuite, tandis que les enfants étaient conviés à un goûter philosophique sur le bien et le mal, dans le manable au fond du jardin, les « grands » restaient sous le chapiteau pour entendre le pianiste et chef d’orchestre Vahan Mardirossian jouer Bach, Mozart, Chopin, Schumann et… Nietzsche. C’est une vraie leçon de musique, à la fois pointue et accessible, que donnera l’interprète autour des six petites pièces composées par « celui qui après avoir écouté du Chopin, mettait plusieurs jours à s’en remettre« , comme l’avait rappelé Michel Onfray dans son introduction philosophique au concert, sur Nietzsche et la musique.
Pendant ce temps on voyait Thierry Marx commencer à s’affairer sur l’estrade, derrière ses fourneaux, pour préparer la « leçon » de cuisine qu’il donnerait en fin de soirée. En attendant, un entretien avec Michel Onfray sur « la politique de la gastronomie », suivi de questions posées par le public, allait permettre de mieux connaître ce chef assez atypique.
Celui qui, après une bonne dizaine d’année au Château de Cordeillan-Bages à Pauillac, sera au printemps 2011 aux commandes de l’ensemble de la restauration du futur Mandarin Oriental à Paris, est aussi celui qui défend la « cuisine de rue », comme alternative à la « malbouffe », moyen d’échange privilégié entre cultures et aussi de réinsertion de jeunes qui sortent de prison pour lesquels il a mis au point une formation, et celui également qui explore la cuisine moléculaire, ou plutôt « techno-émotionnelle », comme il préfère l’appeler.
Pour Thierry Marx, la cuisine dite moléculaire sert fondamentalement à « aller jusqu’au bout d’un produit » et « il n’y a pas de conflit sérieux entre tradition et innovation« . Et de citer, à l’appui, ce que disait déjà en son temps le grand Escoffier (1846-1935) : « La cuisine, sans cesser d’être un art, deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques trop souvent encore, à une méthode et une précision qui ne laissera rien au hasard » (Préface du Guide culinaire, 1907).
Une cuisine dont Thierry Marx fera la démonstration avec son assistant Thierry Martin, initiant le public à l’azote liquide, à l’émulsion, à la cinquième saveur (qui n’est autre que l’absence de saveur, ce qui ne veut pas dire absence de goût), au pain d’épice vapeur, sans parler du gâteau chaud au chocolat sans cuisson, ou de l’oeuf poché sans sa coquille (préalablement dissoute dans du vinaigre blanc) dans du jus de truffe… Un dernier petit truc: pour garder leur couleur bien verte aux haricots, les faire cuire dans de l’eau de Vichy ou de Badoit…
Prochains rendez-vous de l’Université populaire du Goût : Jean Paul Sartre, le 12 Février 2011; Jean-Jacques Rousseau, le 19 mars et Montaigne, le 14 mai, avec comme chef invité Olivier Rollinger.
(1) Pour en savoir plus sur l’histoire de cette Université populaire du goût, cliquer ici.
(2) Grégoire Polet, Petit éloge de la gourmandise (Folio) / Florent Quellier, Gourmandise, histoire d’un péché capital (Armand Colin)/ Hubert Klimko, Berceuse pour un pendu (Belfond)/Karin Albou, La Grande fête (Jacqueline Chambon)/ Monica Ali, En cuisine (Belfond)/ Martin Suter, Le cuisinier (Bourgois).