De Renoir à Sam Szafran, Parcours d’un collectionneur, l’intitulé de la nouvelle exposition de la Fondation Pierre Gianadda à Martigny en Suisse pouvait a priori laisser dubitatif – d’autant que le collectionneur en question a souhaité rester anonyme. La visite aura permis de lever le doute : ce « parcours » là vaut vraiment le détour. Cohérence et qualité caractérisent les quelque 120 œuvres exposées qui réservent au visiteur quelques éblouissements.
A voir jusqu’au 12 juin 2012.
Qui se rend pour la première fois à la Fondation Gianadda n’a aucun souci à se faire pour trouver son chemin : panneaux et affiches balisent en abondance les rues de Martigny. Comme si cette ville du Valais et ses quinze mille habitants vivaient au rythme des expositions et autres activités de la fondation créée il y a un peu plus de trente ans par Léonard Gianadda, en hommage à son frère Pierre, mort à 38 ans en 1976, des suites d’un accident d’avion. Sur le terrain qu’il avait acheté pour construire un immeuble l’entrepreneur Léonard Gianadda va édifier un bâtiment s’enfonçant dans les profondeurs, entouré d’un jardin que viendront peupler des sculptures dont les auteurs ont noms Maillol, Calder, César ou Niki de Saint Phalle…

Alexander Calder, Stabile-Mobile, vers 1965 /Au fond une sculpture de Niki de Saint Phalle / Photo DB
A la fois mémorial, musée archéologique – les travaux de construction ont mis au jour les vestiges d’un temple gallo-romain -, lieu d’exposition, salle de concert, cet endroit atypique, inauguré le 19 juillet 1978, a attiré depuis lors quelque huit millions de visiteurs. L’autorité et la reconnaissance acquises par son fondateur au sein des milieux de l’art, lui ont permis de réunir à chaque exposition des œuvres significatives issues de grands fonds publics ou privés.
C’est encore le cas aujourd’hui, avec cette sélection d’œuvres, de Renoir à Sam Szafran, rassemblées par « un grand collectionneur suisse » qui a souhaité rester anonyme. Un collectionneur qui, comme le souligne la journaliste suisse Véronique Ribordy, « en bien des points ressemble à Léonard Giannada : goût pour l’art révélé dès l’enfance par des voyages en famille, attachement aux mouvements modernes, en particulier à l’art français »…
C’est essentiellement à un parcours dans cet art français, de la fin du XIXe siècle à nos jours, que le visiteur est convié au fil des toiles, dessins et pastels de cette nouvelle exposition de la Fondation Gianadda. D’abord avec les tableaux présentés tout autour de l’atrium, dans cette disposition particulière du lieu qui réunit dans un même espace salle d’exposition et de concert.
En guise d’introduction à ce parcours, une petite salle qualifiée d’ « emblématique », par Marina Feretti-Bocquillon, commissaire de l‘exposition, avec des œuvres « pré-impressionnistes » : un tableau de Corot (Le grand étang de ville d’Avray, 1850/55), deux de Boudin (Pêcheuses sur la plage de Berck et Le port de Bordeaux,1875), Toulouse Lautrec (Les jockeys, 1882), et – moins attendu – Daumier (Femme portant un enfant, 1855). Des paysages, la mer, les bateaux, les figures féminines : autant de thèmes qui vont être explorés par Renoir, Pissaro, Monet ou Sisley. Celui-ci ,« le seul, finalement, qui est resté fidèle à l’impressionnisme », souligne la commissaire, est présent avec La Prairie, un tableau de 1880 dont la composition rappelle celle des Coquelicots de Monet.
Les toiles qu’on verra ensuite illustrent ces transformations du langage pictural à la charnière des XIXe et XXe siècles : néo-impressionisme, Nabis, Fauves…. On s’arrête devant deux Pissarro néo-impressionnistes, dont un étonnant Troupeau de moutons, Eragny-sur-Epte (1888) où le cœur du tableau est occupé par un très géométrique nuage de poussière inondé de lumière. Il y a aussi la Briqueterie Delafoly à Eragny, qui, dès 1886, « anticipe Signac »….
C’est avec celui-ci que la notion « d’ensemble » qui semble chère à notre collectionneur, prend tout son sens. Les quatre toiles de Signac exposées retracent le parcours artistique du peintre, depuis les tout premiers tableaux « divisés » comme Saint-Briac.Les balises, de 1890 – « un vrai chef-d’oeuvre de cette période Seurat », souligne la commissaire, précisant que ce dernier meurt en 1891 – jusqu’à L’Arc-en-ciel à Venise, de 1905, une oeuvre pré-fauve avec laquelle on passe « de la ‘ presque non-couleur’ à l’explosion de la couleur ».
Explosion de couleurs qu’on retrouve décuplée dans la Marine, Cannes, peinte en 1931 par Pierre Bonnard, membre du groupe des Nabis. Mais parmi les Nabis, c’est Maurice Denis qui tient la vedette avec six œuvres, « un ensemble rare », tient à souligner Marina Ferretti Bocquillon. D’abord trois versions (sur les six existantes) du Mystère Catholique (1889/90). Cette Annonciation, « un bijou de la période Nabi » pour la commissaire, évoque à la fois Piero della Francesca – « c’est une époque où l’on s’intéresse aux primitifs toscans », rappelle-t-elle – et Gauguin, avec le paysage lointain.
Vient ensuite le fameux tableau Avril (Les anémones), de 1891, avec la perfection formelle de sa composition – verticalité des troncs d’arbre et grâce des lignes sinueuses du paysage et des courbes des femmes penchées sur leur cueillette – pour exprimer « les thèmes très chers à Maurice Denis que sont le printemps, la renaissance, la naissance ». Deux autres toiles, dont Ils virent les fées débarquer sur les plages, un tableau lumineux aux couleurs vives et arabesques japonisantes, réalisé en 1893, l’année du voyage de noces de l’artiste en Bretagne, complètent cet ensemble. (1)
Maximilien Luce constitue un autre temps fort de l’exposition avec cinq toiles, dont Le Port de Saint-Tropez. Son accrochage entre les vues urbaines et nocturnes de Paris (Quai de l’Ecole) et de Londres (Canon Street) en fait ressortir la presque aveuglante luminosité.
Il faudrait citer encore Marquet et Le port de Marseille (1916), avec l’élégante silhouette du pont transbordeur se détachant au-dessus de l’horizon et bien d’autres encore, sans oublier, bien sûr, Monet, avec un Nymphéas (1914), annonciateur de la prochaine exposition de la Fondation Gianadda consacrée à l’ « inventeur d’un autre langage après avoir été celui de l’impressionnisme », rappelle Marina Ferretti Bocquillon.
Les grands noms de la peinture du XXe siècle – Chagall, Dufy, Modigliani, Picasso, sont également présents sur les cimaises du sous-sol où dessins, aquarelles, gouaches et pastels réservent aussi de nombreuses et belles surprises. Très subjectivement, citons parmi beaucoup d’autres, un auto-portrait épuré, « aux franges du cubisme », de Marie Laurencin (1914), et sa douce harmonie de gris pâles. A l’opposé, la fureur à venir de l’Histoire se lit dans la toile de Masson, Le Météore, de 1939, et dans Le Mur de Man Ray, une œuvre de 1938, sombre et prémonitoire : l’ombre de deux silhouettes décharnées en fuite se détache sur un mur de briques, surmonté d’un mirador, tandis qu’un nuage en forme de feuille de houx troue la nuit et qu’une main gigantesque s’avance par-dessus le mur…
On admirera encore les aquarelles d’Emil Nolde – si la peinture française est privilégiée, les artistes d’Europe du nord ne sont pas complètement absents – et notamment les deux paysages maritimes au coucher du soleil, de 1946, hauts en couleur et très expressifs. On citera les gouaches peintes en 1947 par Kees Van Dongen pour illustrer A la recherche du temps perdu … Avant d’admirer les pastels de Sam Szafran, sur lesquels se referme l’exposition.
Cet « artiste cher à la Fondation Giannada » – un pavillon lui est dédié dans le jardin – dont l’oeuvre oscille entre la poésie des architectures intérieures (avec une fascination particulière pour les escaliers) et celle de la nature (avec notamment la série des « feuillages »), est présent avec quatre pastels, qui évoquent ces thèmes. Avec notamment un magnifique Escalier de 2002, cet escalier du 54 de la rue de Seine à Paris, « lié pour Szafran à un souvenir affectif, celui de sa rencontre avec le poète libanais Fouad el-Etr« , indique Gilles Genty dans le catalogue de l’exposition (2), l’Imprimerie Bellini, de 1972, un lieu qu’il a décliné à l’envi et Feuillage, une aquarelle et pastel sur papier de 2006, où un entrelacs de philodendrons – autre obsession de Szafran – enserre un personnage central assis, dont les vêtements chamarrés aux couleurs rouge et orange contrastent avec le vert des feuilles.
On pourrait poursuivre vers le Musée de l’Automobile et sa cinquantaine de véhicules anciens de 1897 à 1939 qu’abrite aussi la Fondation Gianadda dans ses profondeurs. Mais on n’ira pas plus avant. On préférera, pour rester dans l’environnement et la poésie des oeuvres, faire un tour dans le parc de sculptures….
(1) le Musée d’Orsay, à Paris, a consacré à Maurice Denis une très belle exposition en 2006. Pour en savoir plus, cliquer ici.
(2) Un catalogue exhaustif édité par la Fondation Pierre Gianadda, avec le soutien d’UBS et de Generali.
Éblouissante promenade en très bonne compagnie!
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