Si vous n’avez jamais vu Philippe Caubère sur scène et si vous ne connaissez pas l’auteur, acteur, poète irréductible qu’était André Benedetto, créateur du Festival Off d’Avignon, vous pouvez combler cette double lacune en allant voir Urgent crier ! Caubère joue Benedetto à la Maison de la Poésie. Si vous les connaissez (un peu, beaucoup…) il est tout aussi impératif d’y aller. Pour le plaisir et l’émotion de la présence sur scène de Caubère « jouant » les textes de Benedetto, hommage d’un acteur à un autre, mais aussi à une conception du théâtre Service public défendue en son temps par Jean Vilar.
A voir jusqu’au 31 décembre 2011.
Pendant près de deux heures, seul sur scène, accompagné parfois de la guitare de Jérémy Campagne et/ou des images d’archives de l’INA défilant en fond de scène, Caubère incarne véritablement Benedetto, jusqu’à l’accent du sud … Ou plutôt cette façon de parler « en français d’accent d’Occitanie provençale », qu’évoque le musicien Bernard Lubat, dans sa préface au recueil de poésie Urgent crier, qui a donné son titre au spectacle. (1)
Tous les textes dits/joués par Philippe Caubère sont d’André Benedetto, même si le « je » dans la bouche de l’acteur prête souvent à confusion tant l’identification est profonde avec celui qui fut son ami et mentor, né comme lui à Marseille. Trois textes de « la maturité », précise Caubère. Le premier fait revivre Jean Vilar, qu’on a pu voir et entendre au tout début du spectacle déclarer lors d’une conférence de presse en 1968 : « Le théâtre est un service public comme le gaz et l’électricité. »… Pour Benedetto, si le festival d’Avignon a pu voir le jour, c’est que celui qui en fut le créateur et l’organisateur était avant tout un acteur, et un acteur du Sud, un « acteur-sud », pour reprendre sa formule.
Avignon, Benedetto s’y était installé à la fin des années 1950, pour y rester… et y mourir, en 2009. Le spectacle Urgent crier a été créé en juillet 2011 au Théâtre des Carmes où Benedetto s’était installé en 1963 avec sa Nouvelle Compagnie d’Avignon, créée deux ans plus tôt. On leur doit le lancement en 1966 de ce qui allait devenir le Festival Off et dont il sera le président à partir de 2006. Et c’est en plein festival qu’il meurt, à la veille de ses 75 ans mais toujours dans la révolte et l’indignation : la pièce qu’il avait écrite pour cette nouvelle édition du festival Off, s’intitulait La Sorcière, son sanglier et l’inquisiteur lubrique….
Cette évocation de Benedetto évoquant Vilar au fil de plusieurs de ses écrits est l’occasion d’une réflexion sur le théâtre, la nature de l’acteur, tout particulièrement l’acteur méditerranéen (on entend le nom Raimu) et de s’interroger – sans répondre – sur la décision que prit Vilar, au tournant de la cinquantaine de ne plus jouer…
Il y a eu un autre tournant, celui de 1968, « ce que nous souhaitions depuis des années », écrit Benedetto, dans L’imagination n’a pas pris le pouvoir mais on est content quand même. Ce texte Caubère le porte dans sa flamme d’espoir. Mais Pour Benedetto, 1968 aura son revers amer, il a « vu l’été tragique d’Avignon 68 » où Jean Vilar a été conspué, traité comme un ennemi du peuple par ceux qui se prétendaient révolutionnaires et auxquels « les ratés, les aigris, et les faibles » emboîtaient le pas pour « conspirer la mort d’un vieillard »…
Les images pathétiques d’un JeanVilar perdu dans une foule hostile défilent pendant que Caubère lance les mots de Benedetto dans ce texte violent et désespéré qu’est Au festival : je n’ai pas vu le peuple je n’ai vu que des flics. On aura compris que les flics, ici, ce sont ceux de la pensée…
Le deuxième texte c’est un autre irréductible, une autre figure tutélaire méditerranéenne– il est lui aussi né à Marseille -, Antonin Artaud l’halluciné, que Caubère fait vivre à travers les mots de Benedetto. Artaud et sa soif démentielle de vérité et de création, Artaud au Mexique ayant oublié la crèche provençale (« ça lui rappelle quelque chose, mais quoi ? ») … On entend aussi sa voix, tandis que les images sur l’écran révèlent l’inexorable marche du temps et de la maladie sur le visage de celui qui fut pourtant un si bel acteur …
D’ailleurs ils sont tous beaux ces « acteurs-sud », à commencer par Benedetto lui-même. « D’emblée je fus frappé par sa beauté, écrit Caubère dans le texte de présentation du spectacle. Non pas un ange comme Gérard Philippe, ni un commandeur comme Vilar, c’était un démon. Aussi beau que Brando, auquel il ressemblait étrangement. Un Brando du midi… ». Claude Guerre, le directeur de la Maison de la Poésie, et qui fut lui aussi « sous l’apprentissage » de Benedetto en parle comme d’un « Rimbaud gitan« …
Le dernier texte de Benedetto choisi par Caubère est un éloge funèbre, un Magnificat, dédié à Gilles Sandier (1924-1984), critique et défenseur d’un théâtre engagé politiquement et que certains, peut-être, se souviendront d’avoir entendu sur les ondes dans l’émission Le masque et la plume…
Enfin, n’oublions pas la lumière, les indispensables lumières dispensées sur la scène par le « lumiériste » auquel Caubère/Benedetto s’adresse en fin de spectacle, nous laissant dans le trouble : qui parle ? L’acteur sur scène, ou celui dont il incarne la pensée et les mots ?
Qu’importe, ils étaient bien là, tous les deux, sur la scène de la Maison de la Poésie, pour notre plus grand plaisir.
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(1) Réédité récemment, avec Les Poubelles du vent, par les éditions Le Temps des Cerises