
« Braque de Varengeville », La gorge du Petit-Ailly © Yves Chevallier
Georges Braque avait une maison et un atelier à Varengeville-sur-mer, dans le pays de Caux. L’artiste aimait y vivre, travailler, et… ramasser des galets sur la plage. A leur tour, Yves Chevallier et Françoise Dax-Boyer, familiers des lieux depuis plusieurs décennies et sensibles à leur mystère, se sont mis à glaner ces pierres polies et sculptées par la mer. Au fil de trouvailles inspirées les galets sont devenus des oeuvres d’art. Photographiées en noir et blanc par Yves Chevallier et accompagnées des textes poétiques de Françoise Dax-Boyer, les voici rassemblées dans un ouvrage, Braque de Varengeville, publié aux Éditions de l’Amandier.
On connait le cimetière marin de Sète, grâce au splendide poème que Paul Valéry lui a dédié avant d’y reposer. On connait moins celui de Varengeville, en haut des falaises dominant la baie de Dieppe, « un endroit imprégné d’une douce mélancolie » où est enterré Georges Braque. Après Monet et Pissarro, l’artiste était venu peindre dans le village où il a habité à partir de 1930, passant la moitié de l’année dans une maison qu’il avait fait construire, avec un atelier, sur les plans de l’architecte Paul Nelson. Inhabitée depuis la mort du peintre en 1963 et à peine entretenue, cette maison est devenue « un lieu fantomatique« , explique Françoise Dax-Boyer. Comme si « Braque avait deux tombeaux« , ajoute Yves Chevallier. D’ailleurs le « fantôme » de l’artiste continue de nourrir les propos des habitants : on évoque le promeneur solitaire, sa fameuse Bentley grise (bleue? ou gris-bleue, comme la mer?), ou les chapeaux de son épouse Marcelle…

La tombe de Georges Braque, cimetière de Varengeville © DR
Il y a aussi ce nom gravé sur le flanc gauche de la tombe du peintre et de sa femme, celui de Marcelle Lachaud, dite Mariette. La fidèle gouvernante, celle qui, « arrivée chez les Braque avec sa mère à 14 ans, a dit ‘je veux rester là‘… ». Celle aussi à qui l’on doit les très nombreux clichés de l’artiste, de ses amis et visiteurs, pris avec les appareils photos offerts par Georges Braque. « Il y avait donc un troisième corps dans la tombe« … Ces « mystères » ajoutés à la longue « immersion » d’Yves Chevallier dans l’univers de Braque avec sa pièce Mon vieux Vilbure jouée quelque 150 fois, ont été « le carburant » de ce travail à quatre mains qu’est Braque de Varengeville. (1) Au chapitre des rencontres prédestinées on ajoutera que Braque a peint en 1909 plusieurs tableaux du Château de la Roche-Guyon, devenu depuis un Etablissement public de coopération culturelle (EPCC) dont le directeur est Yves Chevallier…
Les galets ont fait le lien… « Pour Georges Braque, chaque galet est un objet unique, toujours symbolique, qui l’émeut autant qu’un visage et raconte notre histoire et même notre préhistoire (…) Dans le silence de sa création, il utilise craie blanche et galets pour composer des assemblages d’une majesté archaïsante. Les sculptures Hymen et Uranie, sont nées de telles récoltes. »
Présentes au Grand-Palais en 2013 lors de la rétrospective organisée pour le 50ème anniversaire de la mort de Georges Braque, ces sculptures et un premier galet ramassé, devenu « par la magie de ses formes, une silhouette, un buste de Vénus« , ont joué le rôle de « déclics » : « les galets glanés seront désormais considérés comme des oeuvres, ils seront montés sur des socles, puis, réinstallés dans leur environnement naturel, mais dans une autre situation, ils seront photographiés« , raconte Yves Chevallier. Comme l’avaient fait Hans Hartung et sa femme Anna-Eva Bergman. Et Françoise Dax-Boyer s’est souvenu du livre où, à la demande de Hartung, Jean Tardieu avait légendé de ses poèmes les « cailloux » récoltés … (2)
Yves Chevallier s’est donc mis à la photo, la photo argentique, avec un appareil moyen format, « une véritable initiation. Il a fallu tout redécouvrir, tout réapprendre« . D’autant qu’il s’agissait « de faire des photographies qui ne singeraient pas la peinture mais qui en révéleraient la dimension onirique« . Qu’ils évoquent des paysages (falaises, sable, rochers, mer), le règne animal (cormorans, vaches, oiseaux de proie) ou végétal ou encore celui de l’art, de fait, tous les clichés réunis dans le livre peuvent se revendiquer de la vision poétique de Georges Braque : « La vie est une éternelle révélation. Ça, c’est la vraie poésie« .

« Braque de Varengeville », La Vénus d’Ailly © Yves Chevallier
Pour Françoise Dax-Boyer, « les textes se sont imposés avec les photos« . « Comment ne pas penser à la Vénus sortant des eaux de Botticelli » devant celle d’Ailly, sur son rocher… « Le profil limpide et pur d’un dessin de Braque, le regard interrogatif de la jeune femme aux boucles offertes au vent et aux oiseaux« . Des textes poétiques et sensuels, graves ou enjoués, parfois même facétieux, qui n’imposent pas de vision, mais élargissent le champ de l’imaginaire, du rêve.
Des textes qui parfois se font plus intimes; comme celui de la gorge du Petit-Ailly, ce « val aux cuisses de soie verte » où est convoquée l’image de la mère de l’auteure, morte au lendemain d’une promenade printanière en ces lieux: « encore là, impénétrable et souveraine, masque de chair aux yeux de mort, parmi ces galets et fragments de pierre sculptés par les remous, attentive à mes songes« .
On ne s’étonnera pas que le texte suivant, en contrepoint des stries sur la paroi de la falaise photographiée, évoque celles tracées sur la terre par la sarcleuse. Laquelle a donné son titre à la dernière toile de Braque, encore sur le chevalet au jour de sa mort, le 31 août 1963.

« Braque de Varengeville », La tireuse de cartes ou La patience © Yves Chevallier
Et puis, quelques pages plus loin, changement de décor: fichée dans le sable humide, une carte à jouer, un as de coeur. Comme celle posée sur la table de La tireuse de cartes, tableau plus connu comme La patience, peint en 1942 par Braque… Le titre était tout trouvé pour le texte de Françoise Dax-Boyer où une autre patience trouve sa place, celle de Paul Valéry, évoquée quelque vingt ans plus tôt : « Patience, patience/Patience dans l’azur! » (3)
La colombe de mosaïques s’effrite sur la tombe de Georges Braque, dans le cimetière marin de Varengeville. Ce Cimetière avec vue où, nous dit Françoise Dax-Boyer dans son dernier texte, « Quelques pépites attendent le voyageur attentif« . Quelques pépites attendent aussi ce voyageur immobile qu’est le lecteur, au fil des pages de Braque de Varengeville…
(1) Mon vieux Vilbure, le titre de la pièce écrite par Yves Chevallier (et publiée aux Editions de l’Amandier) renvoie au surnom donné par Picasso à Braque, alors que les deux artistes travaillaient à Sorgues dans les années 1910 au temps pionnier de l’invention du cubisme, en référence à Wilbur Wright, pionnier de l’aviation avec son frère et dont les exploits aéronautiques étaient alors largement commentés.
(2) Jean Tardieu et Hans Hartung, Un monde ignoré vu par Hans Hartung. Poèmes et légendes de Jean Tardieu, Genève, Éditions Skira, 1974.
Auteure d’une dizaine d’ouvrages, Françoise Dax-Boyer a organisé le numéro des Cahiers de l’Herne consacré à Jean Tardieu (1991). Une citation du poète figure d’ailleurs en exergue du texte mis en regard de la photographie de La Vénus d’Ailly: « Je vois une femme d’Orient/drapée de blanc et arrondie/comme un drap dans le vent/songeuse au bord d’un promontoire d’ombre ».
(3)« Patience, patience/Patience dans l’azur!/Chaque atome de silence/Est la chance d’un fruit mûr! » Paul Valéry, Palme, in Charmes (1922)
Braque de Varengeville
Éditions de l’Amandier
18 euros