
« Trahisons », tg STAN/ Théâtre de la Bastille/ Jolente de Keersmaeker et Frank Vercruyssen © Paul De Malsche
… sur la scène du théâtre de la Bastille où la troupe anversoise présente en français la pièce du dramaturge et prix Nobel de littérature anglais. Traduction, mise en scène et jeu des acteurs restituent l’originalité et la subtilité de cette oeuvre écrite en 1978 où Harold Pinter s’empare des codes du théâtre de boulevard – le mari, la femme, l’amant – pour mieux les déjouer. Avec une structure dramatique qui inverse le cours du récit – Trahisons commence en 1977 et s’achève en 1969, de la fin de la liaison à son début – et un pluriel qui n’épargne rien ni personne… À voir jusqu’au 5 juillet 2015.
C’est en 2012, sur cette même scène du théâtre de la Bastille, qu’on a découvert tg STAN, avec l’ adaptation théâtrale de Mademoiselle Else, la nouvelle d’Arthur Schnitzler. Le dépouillement de la mise en scène et la qualité de la présence des acteurs (Alma Palacios et Frank Vercruyssen) au service d’un texte littéraire avaient fait de ce spectacle un beau moment de théâtre. La compagnie, qui compte actuellement une dizaine de membres, a été créée en 1989 – sur la base du refus du dogmatisme (1) – par quatre acteurs diplômés du Conservatoire d’Anvers, dont Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen. Lesquels interprètent dans Trahisons les rôles d’Emma et de son mari, Robert. le personnage de l’ami de ce dernier et amant d’Emma est joué (admirablement) par Robby Cleiren, « visiteur » au sein de la compagnie et qui a déjà joué dans Les Estivants de Gorki, monté en 2010.

Harold Pinter / DR
Avec Trahisons (Betrayal) de Harold Pinter, on est d’emblée dans le théâtre, avec « un de ces monstres sacrés de la littérature théâtrale (…), une des pièces mythiques dans l’histoire de la culture théâtrale, comme Bérénice de Racine dans un registre plus classique« , souligne Frank Vercruyssen. Une pièce « légendaire » à plusieurs titres : par sa structure dramatique – un récit qui inverse le cycle du temps -, la « surprenante » connaissance qu’a Pinter de l’être humain et des relations humaines et sa langue, très « spartiate« . Une langue qu’il a fallu traduire. En néerlandais d’abord pour la création de Trahisons au théâtre Monty à Anvers en 2011, puis en français pour sa présentation en 2014 au Théâtre Garonne à Toulouse avec lequel la compagnie est associée depuis 2013.
STAN joue en effet une grande partie de son répertoire en français et/ou en anglais, à côté des versions néerlandaises, se confrontant ainsi à l’écueil de la traduction, et de son incidence éventuelle sur « l’esprit de la langue« , donc du jeu théâtral. Dans le cas de Trahisons, »on a été très surpris d’avoir pu sauvegarder l’économie des phrases propre à Harold Pinter … (qui) travaille avec peu de mots et avec le mot juste » explique Frank Vercruyssen. Il était donc primordial d’être « très fidèle au texte original« , sans oublier « la poésie du silence et du peu« . On communique dans ce qui est dit et dans ce qui n’est pas dit, et c’est d’autant plus vrai dans la situation du triangle amoureux.
Pendant sept ans, Emma a trompé son mari, Robert, avec le meilleur ami de ce dernier, Jerry. Quand la pièce commence, Jerry et Emma se retrouvent dans un bar, deux ans après leur rupture. Et justement, les mots ont du mal à venir, les silences sont pesants… C’est apparemment Emma qui a suscité cette rencontre qui oscille entre évocations teintées de nostalgie – l’appartement loué pour abriter leurs rencontres, souvenirs et oublis inégalement partagés : une forme de trahison – et révélations : Robert « savait » et il l’a trompée aussi… Jerry ne le savait pas…

« Trahisons », tg STAN / Frank Vercruyssen et Robby Cleiren © Paul De Malsche
Au fil de neuf scènes dans un décor dépouillé – un lit au fond, une table, des chaises, quelques accessoires sur les côtés – on remonte le cours de l’histoire jusqu’au moment où tout a commencé : une soirée chez Robert et Emma où Jerry, ivre, déclare sa passion à l’épouse de son meilleur ami. C’est donc un moment aussi décisif que dérisoire qui a donné naissance à cette liaison et sur lequel se sont bâties toutes ces années d’une passion qui ira forcément diminuant, de mensonges, de lâchetés, de duplicité (qui trompe qui?), de leurre sur soi, les autres, et une vie où rien n’est jamais vrai, chacun se construisant sa propre vérité… comme dans la vraie vie, qui reste une énigme…
Le jeu sobre des acteurs avec la bonne mesure entre implication et distanciation, la respiration des dialogues avec ces silences et pauses dont Pinter a dit que s’il avait su qu’il seraient « si mal joués, (il) ne les (aurait) pas écrits« , donnent à Trahisons toute sa force et sa subtilité.
« Nous espérons que notre façon de jouer va permettre de montrer au public que cette pièce est formidable et qu’elle est actuelle. On va voir si notre façon de jouer rend justice à cette pièce« , dit Frank Vercruyssen… Mission accomplie pour les trois comédiens de STAN. (2)

Le soir où tout a commencé… »Trahison »tg STAN / Robby Cleiren et Jolente de Keersmaeker © Paul De Malsche
(1) STAN, l’acronyme pour S(top) T(hinking) A(bout) N(ames), exprime ce refus du dogmatisme concernant « l’esthétisme révolu, l’expérimentation formelle aliénante et la tyrannie du metteur en scène » . (Quant à tg, c’est l’abrégé de toneelspelersgezelschap, « compagnie d’acteurs », en néerlandais)
(2) Il est dommage que l’intéressante mise en scène de Trahisons par Frédéric Bélier-Garcia au Vieux-Colombier, avec Denis Podalydès dans le rôle de Robert, ne figure pas dans les reprises de la saison 2015/16 de la Comédie-Française.
Théâtre de la Bastille
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