
« LES ANNEES » © Benoite Fanton
Après « Passion simple » en 2013, Jeanne Champagne met en scène « Les Années« . Dans ce livre publié en 2008, Annie Ernaux se raconte et nous raconte, des années 1940 aux années 2000, dans une sorte d’autobiographie qu’elle même qualifie d’ « impersonnelle ». Car si elle ne cesse de puiser dans sa vie la matière de son écriture, c’est pour l’inscrire dans une réalité plus vaste – sociale, politique, culturelle. Donner à voir et entendre ce parcours sensible, individuel et collectif, qu’est « Les Années », c’est ce qu’a tenté Jeanne Champagne avec l’adaptation théâtrale du texte.
À voir du 15 au 19 novembre 2016 au Théâtre 71 à Malakoff.
Une fois n’est pas coutume : l’article est écrit avant d’aller voir le spectacle. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, notre admiration pour l’oeuvre d’Annie Ernaux, cette écriture si particulière qui mêle l’intime au collectif et dont Les Années représente une sorte d’aboutissement; ensuite, le long compagnonnage de Jeanne Champagne avec les textes d’Annie Ernaux que depuis plus de quinze ans elle met en lecture et en scène avec l’amical soutien de l’auteure (1); enfin, la qualité de la programmation du Théâtre 71 à Malakoff qui nous a valu de bien intéressantes découvertes (2). Gageons que Les Années en fera partie.

Annie Ernaux et Jeanne Champagne / DR
Ce n’était pas une mince affaire que de « s’attaquer » à ce texte d’Annie Ernaux qui, sur plus de deux cents pages, parcourt les soixante-sept ans d’une vie, de 1940 à 2007, qui sont aussi ceux de périodes intenses et contrastées de l’Histoire et de la société. Et Jeanne Champagne reconnait avoir longtemps hésité devant cette oeuvre foisonnante, cette « incroyable fresque« .
Elle a franchi le pas après avoir décidé de s’en tenir aux années 1945-1975, celle du passage de la petite fille à la femme. Il semblait nécessaire à celle qui a eu pour mentors Roger Planchon et Antoine Vitez et qui poursuit avec sa compagnie Théâtre Écoute une réflexion théâtrale et politique, de « faire entendre auprès des jeunes et des moins jeunes, toutes générations confondues, le parcours d’une jeune fille d’origine populaire qui s’est révoltée contre une sorte de fatalisme de classe sociale, et a transformé cette situation et les injustices qui en résultent, en une arme, la plus belle qui soit, celle qui permet de se comprendre et de comprendre le monde : l’écriture« .

Quelques titres sur la bonne vingtaine de livres publiés par Annie Ernaux / « La Place » a eu le Prix Renaudot en 1984
Une option validée par Annie Ernaux, dans la lettre qu’elle a adressée à Jeanne Champagne, après la création du spectacle en janvier 2016 à L’Apostrophe, scène nationale à Cergy : « En choisissant de montrer les années 1945-1975, vous avez été fidèle à l’une des dimensions essentielles du livre, l’évolution d’une femme dans une société qui, pour aller vite, passe de la méthode Ogino à la loi Veil. Le parcours, trébuchant, d’une femme – des femmes – vers la liberté- Aucune nostalgie, beaucoup d’humour, dans cette fresque d’un passé continuellement tourné vers l’avenir « .
Restait justement à trouver la forme théâtrale de ce « parcours ». Jeanne champagne a choisi de l’incarner sur scène avec une femme (Agathe Molière) et un homme (Denis Léger Milhau ) auxquels s’ajoute la voix de l’écrivain (Tania Torrens). Tandis que des images d’archives, des photos, des films, des vidéos, des spots publicitaires donnent corps à l’époque.

« LES ANNEES » © Benoite fanton
Donnons à nouveau la parole à Annie Ernaux : »Agathe Molière et Denis Léger Milhau, par des échanges constants et insensibles entre eux, portent et incarnent l’intime et le social, le personnel et le collectif dans le passage inéluctable du temps et de l’Histoire. lls sont éblouissants et parfaitement accordés. Elle parle du corps, des attentes et des rêves, lui énonce les injonctions et les croyances dans lesquelles on baigne à tout moment. Elle cite son journal intime, lui chante l’atmosphère de chaque époque, Ah Le petit vin blanc Tout ça parce qu’ou bois de Chaville. A eux deux ils inscrivent la particularité et l’épaisseur d’une vie dans la rumeur du monde. Rumeur à laquelle la voix off, profonde, de Tania Torrens apporte un écho agrandi, subsumant nos existences. Sur l’écran qui occupe le fond de la scène sont projetés les événements collectifs de ces années tandis que sur un autre en forme de tableau est feuilleté l’album de photos qui mènent l’enfant à l’âge de femme« .
Un mot sur ces photos. Elles ne sont pas reproduites dans le livre mais leur description par l’auteure sert de jalon pour évoquer – à la troisième personne – à la fois un moment de la vie de celle qui y figure et toute une époque. Car « ce qui compte pour elle, c’est (…) de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant« . (3)
(1) L’Evénement, Cartoucherie de Vincennes (2000)
La Femme gelée, L’Apostrophe – Scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise (2002), Cartoucherie de Vincennes, tournée 2003-2004.
Passion Simple – Mars 2013, Equinoxe-Scène Nationale de Châteauroux, mai 2014 Théâtre Le Lucernaire à Paris, juillet 2015 Festival Off Avignon.
(2) Notamment, la décapante adaptation de Le Prince de Machiavel, par Laurent Gutman, en 2014 et l’émouvante Histoire d’une vie, d’Aharon Appelfeld, par Bernard Levy et Jean-Luc Vincent en 2015. Un spectacle porté par l’impressionnante présence de Thierry Bosc.
(3) in Les Années, p.238 (Éditions Gallimard, collection blanche, 2008)
Théâtre 71
3 Place du 11 Novembre
92240 Malakoff
Téléphone : 01 55 48 91 00
Accès par le métro:
Ligne 13 station Malakoff-Plateau de Vanves
Sortie 2 (à 3 min à pied du théâtre)
Très bon spectacle, vu à Cergy-Pontoise avant l’été.
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