Le Palais Lumière à Evian offre son cadre magique à une exposition qui réunit les trois dessinateurs de presse que furent aussi Daumier, Steinlen et Toulouse-Lautrec. De l’agitation et des tracas de la journée aux plaisirs de la vie nocturne, le crayon et le pinceau de ces trois artistes retracent La Vie au quotidien dans le Paris du début du XIXe siècle à celui du XXe. Au total quelques 300 œuvres et documents provenant de collections publiques et privées sont présentés au fil d’un parcours thématique mis en valeur par une scénographie originale. A voir jusqu’au 8 mai 2011.
Il faut tout d’abord évoquer le lieu, ce Palais Lumière, ancien établissement thermal au bord du lac Léman reconverti depuis 2006 en lieu culturel et centre de congrès, après un important travail de restauration. La lumière, c’est celle de la façade, alternant pierre blanche et faïence jaune paille, comme celle des vitraux du vestibule et du hall principal surmonté d’un dôme de verre, autant d’éléments inscrits à l’inventaire des monuments historiques, après le rachat de l’édifice par la ville d’Evian en 1996. Laquelle souhaite en faire un « pôle d’excellence » sur le plan culturel, à l’instar des musées genevois tout proche, de la Fondation Gianadda à Martigny (1) ou celle de l’Ermitage à Lausanne, de l’autre côté du lac.
C’est d’ailleurs une belle manière – pour peu qu’il fasse beau – d’aborder le Palais Lumière en venant de l’autre rive, au terme d’une demi-heure de traversée entre ciel, lac et montagnes.
L’exposition Daumier, Steinlen, Toulouse-Lautrec, La Vie au quotidien, nous plonge dans un tout autre univers, celui de la rue ou des espaces clos des lieux de plaisir. « Ce qui nous a semblé intéressant c’est de faire se rencontrer sur cet aspect particulier du dessin de presse des artistes qu’on connaît mieux dans d’autres domaines : Daumier et la caricature politique, Lautrec en tant que peintre et affichiste, et Steinlen, né à Lausanne, qu’on connaît peut-être un peu moins », explique Sylvie Gonzalez, conservatrice du musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, au nord de Paris, et co-commissaire de l’exposition.
En ce qui concerne Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923) qu’on associe plus communément au Chat noir, le célèbre cabaret de Montmartre qu’il fréquente assidûment à partir des années 1880, l’exposition est l’occasion de découvrir la dimension sociale de son œuvre peint et dessiné. On tombera notamment en arrêt devant La rentrée des ouvrières, un tableau de 1903.
« On s’est rendu compte que, bien que n’étant pas forcément de la même génération, et n’ayant pas forcément les mêmes intérêts, leur but n’était pas d’être aux murs de musées, mais de s’imprégner de la société dans laquelle ils étaient. Une société alors en pleine mutation avec les transports, le phénomène des cafés, l’émancipation de la femme, qui n’est plus seulement une épouse, une mère ou une veuve, mais prend son indépendance et participe de la société au travers des petits métiers, souligne Raphaële Martin-Pigalle, attachée de conservation au Musée de Montmartre, et co-commissaire de l’exposition. Des regards plus ou moins sensibles, intimistes, voire cruels ou ironiques, en fonction de la sensibilité de chaque artiste ».
La loi de juillet 1881 sur la liberté de la presse constitue un autre élément très important de cette société en pleine mutation. La presse, quotidienne ou périodique, prends son essor, sa diffusion s’accélère avec le développement des transports tandis que son prix devient accessible, comme en témoigne le Journal à un sou … Les trois artistes vont y publier leurs dessins, en témoins de leur temps, de leurs contemporains saisis sur le vif dans ce lieu privilégié d’observation de la vie quotidienne qu’est la rue, espace public où se côtoient les classes sociales.

Daumier, les agréments d’une promenade sur le bld Montmartre entre 3 et 5 heures/Saint-Denis musée d’art et d’histoire/Irène Andréani
Rien n’échappe à l’œil acéré du maître incontesté de la caricature et fervent républicain qu’est Honoré Daumier (1808-1879), pour la planche quotidienne qu’il fournit aux journaux Le Charivari ou La Caricature. La série Supplices de la civilisation met en évidence les « maux » de la circulation parisienne et des transports publics : ils sont bondés, on y est bousculé… bref, « pour les Parisiens ça n’a pas beaucoup changé », ironise Sylvie Gonzalez. Avec les commerces et métiers de rue et les cafés, les transports occupent une place de choix dans ce premier niveau de l’exposition consacré à la vie diurne.
Le visiteur est invité à prendre contact avec les œuvres, au fil d’une déambulation balisée par des grands panneaux où sont reproduits des agrandissements photographiques de scènes de rue. Des réverbères complètent l’illusion d’un espace urbain. Une scénographie signée Frédéric Beauclair : « Mon but est d’amener le public vers les œuvres, finalement assez intimistes. Si on les alignait traditionnellement au long des murs on s’ennuierait profondément. Il faut donc arriver à capter l’attention pour amener le visiteur à environ 30cm de l’œuvre, qui n’a d’intérêt qu’à cette distance là, pour la décrypter. Et dès qu’on s’écarte un peu, il faut que le regard soit sollicité et qu’on ait envie d’aller plus loin. L’idée c’était donc de montrer les dessins sur les côtés tout en recréant une perspective de la rue ». Effectivement, en avançant dans l’allée centrale jusque dans la salle du fond où est projeté en boucle un film d’époque, on a l’impression de progresser dans la rue.
Changement d’ambiance pour le monde de la nuit, « on finit dans une ambiance très rouge, avec en partie centrale un lampion rouge, qui était à l’époque le signal indiquant les maisons closes », précise Frédéric Beauclair. Mais avant d’en arriver à cette étape ultime dans la dernière salle du sous-sol, on aura progressé dans le monde de la nuit avec d’abord comme intermédiaire, au pied de l’escalier, « le monde des couples de la fin de journée », comme le dit joliment Robert Rocca, également co-commissaire de l’exposition, avant d’accéder à celui de l’opéra, du théâtre et des cabarets spectacles.
Bien sûr dans ce monde ci, comme déjà dans celui des cafés, Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) règne en maître. Cet habitué de la vie nocturne parisienne la croque sans fard dans ses dessins pour Le Mirliton, Le Figaro illustré, Le Rire, La Revue Blanche ou Le Courrier français. Une œuvre graphique que l’artiste met au même niveau que son oeuvre peinte, avec une composition extrêmement élaborée. Au théâtre, par exemple, il y a les acteurs sur la scène, mais aussi la « représentation sociale » qui se joue dans la salle, qu’un profil et un dos de fauteuil suffisent parfois à évoquer, « dans un plan qui fait penser au cinéma », souligne justement Robert Rocca.
Steinlen est également très présent dans ce monde de la nuit. Ses dessins pour la revue Gil Blas ou Le Mirliton et ses lithographies répondent souvent à ceux de Toulouse-Lautrec. Tandis que ses nus tristes ou jeunes filles en butte aux avances de vieillards en disent long sur la misère et la marchandisation des corps qui révoltent l’ami d’Anatole France. La condition des femmes interpelle Steinlen et son univers est essentiellement féminin, contrairement à celui de Daumier. « Une différence qui saute aux yeux avec la confrontation des œuvres exposées, mais qu’on n’avait pas perçue avant cette mise en regard des artistes », constate Raphaëlle Martin-Pigalle.
Mais au-delà des différences, ce qui ressort des œuvres réunies dans cette exposition, c’est leur qualité et celle du regard que portent les trois artistes sur la société et leurs contemporains, avec un souci de vérité et un humanisme qui en permettent une lecture toujours actuelle.
La prochaine exposition du Palais Lumière à Evian permettra de découvrir, à partir du 4 juin 2011, les Splendeurs des collections princières du Liechtenstein.
(1) Pour en savoir plus sur la Fondation Gianadda, et l’exposition qui y est présentée jusqu’à fin mai 2011, cliquer ici
Splendide, dommage qu’Evian soit si loin!
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