Le petit chiot est mort : Rurart expose Martin uit den Bogaard

Outre-vivant, tel est l’intitulé de la première exposition en France de l’artiste anversois Martin uit den Bogaard, présentée au Centre d’art contemporain Rurart jusqu’au 18 décembre 2011. Nul autre lieu que cet espace artistique adossé à un lycée agricole en pleine campagne à une quarantaine de  kilomètres de Poitiers pouvait mieux convenir à la présentation du travail de cet artiste. Depuis une trentaine d’années Martin uit den Bogaard étudie l’évolution post mortem des organismes vivants à partir essentiellement de cadavres d’animaux, convertissant en signaux sonores et lumineux l’énergie infime de leur décomposition. Des oeuvres déroutantes, voire choquantes, sous-tendues par une interrogation sur la différence entre la vie et la mort. 

Martin uit den Bogaard / Photo DB

Quand on demande à Martin uit den Bogaard comment tout cela a commencé, il explique : « J’étais un jeune garçon, curieux : il y a un animal, et après un certain temps, il n’y a plus d’animal, il est mort. Il disparaît … qu’est-ce qui se passe ?… Et les insectes, les mouches sur les cadavres d’animaux, qu’est-ce sinon de l’énergie ? Et s’il y a de l’énergie, est-ce encore une forme de vie ? » Ces interrogations l’ont amené à mettre en place des dispositifs pour matérialiser cette énergie et par là tenter d’explorer la frontière entre le Vivant et le Mort.

Le cadavre de l’animal, conservé dans un cube de verre étanche, est relié par deux fils électriques à un voltmètre lui-même connecté à un ordinateur, lequel à l’aide d’un programme convertit en images et sons les fluctuations électriques infimes – de l’ordre du millivolt – générées par la minuscule production d’énergie liée à la décomposition du cadavre de l’animal,. Et cela sur une durée indéterminée,  des années…  « Les œuvres ainsi créées ont une espérance de vie supérieure à la mienne », déclare l’artiste, qui sait la sienne fragilisée par la lente progression de la maladie, une sclérose en plaque. Mais il ne faudrait pas  voir dans sa démarche un désir d’éternité, ou l’hypothèse d’une vie après la mort. Si la mort et ses représentations sont omni présentes dans l’art, « rarement un artiste en aura fait la  matière même de son œuvre et l’aura traitée comme une matière vivante, dressant par l’art un continuum entre la vie et la mort, au-delà de l’acte de mourir », souligne Arnaud Stinès, directeur de Rurart et commissaire de l’exposition.

Pour Outre-vivant, une bonne partie de la « ménagerie » de Martin uit den Bogaard a fait le voyage de l’atelier d’Anvers à l’espace d’Art contemporain de Rurart. Dans la première salle aux murs blancs immaculés, une oie, des oiseaux, des souris… s’offrent aux visiteurs dans leurs vitrines étanches. Du fait que les cadavres des animaux ont été enfermés dans leur cage de verre sans aucun traitement préalable, les réactions observées peuvent varier, d’un animal à l’autre, d’un moment à l’autre. Par exemple, de minuscules insectes prolifèrent autour du cadavre de l’oie. L’impression est plutôt désagréable…

Contrairement à celle suscitée par un chiot de quelques jours à peine. Un peu la « vedette » de cette exposition : remarquablement conservé dans le mini sarcophage de verre où il est enfermé depuis 1998, il semble endormi. Il nous surprend par sa petitesse, sur les photos on l’avait cru plus grand. On dira que c’est la plus « séduisante » des pièces présentées, la seule d’ailleurs à avoir été considérée comme une œuvre avant que d’arriver dans l’atelier de l’artiste. Celui-ci raconte que cette pièce a été achetée par un collectionneur qui, lorsqu’il l’a rapportée chez lui pour l’exposer, s’est vu opposer une fin de non-recevoir par la famille horrifiée … Le collectionneur a donc confié son acquisition à Martin uit den Bogaard, qui l’a conservée telle quelle … L’anecdote illustre bien l’ambivalence de la perception face à un tel objet : « là où le collectionneur voyait une œuvre d’art, ses proches ne percevaient que l’incompréhensible désir macabre d’exposer un corps mort », commente Arnaud Stinès.

Les réactions des premiers visiteurs et en particulier des lycéens et le personnel de l’établissement dans lequel les locaux de Rurart sont installés ont reflété cette dualité de perceptions, du dégoût à la fascination…

Entre les deux, il y a place pour l’étonnement, comme devant un objet improbable, comme, par exemple ce fœtus de cheval dont la couleur verte pourrait donner à penser qu’il est en plastique… Sa couleur est en fait le résultat de l’oxydation, comme l’explique Arnaud Stinès : « en fait, le fœtus est relié par deux câbles à un radio réveil, avec l’idée d’une espèce d’énergie perpétuelle, la décomposition du cheval entraînant un surcroît d’énergie susceptible de recharger la batterie du réveil. Comme on est en microvolts on est davantage dans le champ symbolique que dans celui de l’opérabilité scientifique. Si ce n’est qu’en fait c’est plutôt le contraire qui s’est passé : la batterie s’est déchargée beaucoup plus vite et les deux câbles de cuivre ont joué le rôle d’anode et de cathode et une catalyse s’est opérée. Tout le cuivre s’est déposé sur le fœtus » …

Il faut passer dans la seconde salle – d’où nous parvient un continuum sonore –pour accéder à l’ensemble du dispositif mis en place par l’artiste et découvrir  que celui-ci ne s’applique pas seulement aux animaux, mais aussi  à d’autres organismes et substances du vivant, comme par exemple le sang. Des poches de sang, comme celles qui servent aux transfusions, sont reliées à un voltmètre et un ordinateur où s’affiche en rouge sur fond bleu le graphique des signaux électriques produits par « l’énergie » issue du précieux liquide … « Le sang a tant de choses en lui, explique Bogaard. Il est si important pour nous, et si intéressant comme matériau. Les artistes qui travaillent avec tant de matériaux divers, pourquoi ne le feraient-ils pas avec le sang ? ». Il se définit lui-même comme un matérialiste. N’est-ce pas « a chimical process » qui est à l’origine de l’apparition de la vie sur la terre ? Et il ne faudrait pas oublier « que les hommes ne sont sur cette planètes que depuis 400 000 ans, juste une fraction d’un tout ».

Painting and singing finger / DB

Cette « fraction d’un tout », il nous l’offre d’une manière totalement surréaliste et effroyablement humoristique, avec ce doigt qui repose dans  sa châsse de verre, comme une relique de saint. Qu’on se rassure : l’artiste n’a pas payé de sa personne, c’est un ami, qui ayant dû subir l’amputation d’un doigt, a confié celui-ci en 2004 à Martin uit den Bogaard. Les petites phalanges produisent elles aussi une énergie transformée en images et sons. L’œuvre s’intitule tout naturellement Painting and singing finger

Si le couple d’artistes d’Art Orienté objet, avec notamment la performance Que le cheval vive en moi, (1) posait la question de l’hybridation avec l’animal, Martin uit den Bogaard, même s’il met en scène essentiellement des animaux, s’interroge davantage sur le rapport de l’homme à la mort et sur la nature même de celle-ci, avec « l’idée d’une vie dans la mort, d’une interaction complexe entre la vie et la mort », résume Arnaud Stinès. Et pour aller jusqu’au bout de sa démarche, Martin uit den Bogaard, souhaiterait pouvoir l’appliquer à lui-même après sa mort, en enfermant son propre cadavre sous un sarcophage de verre pour enregistrer les fréquences sonores et le graphique de sa décomposition … En quelque sorte des Mémoires d’Outre-Vivant

Avec Martin uit den Bogaard, et après Eduardo Kac, Michel Blazy et Art Orienté objet, Rurart conclut ce premier cycle d’expositions consacrées au Vivant. (2)

(1) La performance, réalisée à Ljubljana en Slovénie a fait l’objet d’une exposition à Rurart, La part animale, de mars à mai 2011. Pour lire l’article publié à cette occasion, cliquer ici.

(2) la prochaine exposition, Méhdusine, à partir de février 2012, sera réalisée par Cédric Tanguy.

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Un commentaire pour Le petit chiot est mort : Rurart expose Martin uit den Bogaard

  1. Simon Delobel dit :

    Martin a commencé son travail sur la matière vivante en 1990… 21 ans donc et non voici une trentaine d’années. Bel article sinon.

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