Pour sa 5ème édition la Biennale de la Création des Arts décoratifs s’est installée à nouveau dans le décor imposant et austère de la chapelle Saint-Louis de la Salpétrière, dans le 13ème arrondissement de Paris. Vingt-trois créateurs sélectionnés par un jury de professionnels du monde de l’art y exposent leurs œuvres, aux frontières de la fonctionnalité et du conceptuel, alliance de savoir-faire et dessein artistique.
Le lieu, tout d’abord. Construit à la demande de Louis XIV pour servir de chapelle à l’hôpital de la Salpétrière (1), l’édifice est à la fois imposant par son volume et la hauteur de ses voûtes, notamment celle de la chapelle centrale surmontée d’un dôme octogonal qui en est la signature, visible de loin, et par son caractère dépouillé – sorte de « friche monacale » – qui n’est pas synonyme d’abandon ou de désaffection : des messes y sont célébrées et des personnes y viennent prier. Un ensemble de caractéristiques qui en font depuis les années 1980 un lieu propice à l’organisation d’expositions et de concerts. On a pu y voir les œuvres de Boltanski, Garouste, Nan Goldin, entre beaucoup d’autres…
Cette tension entre un lieu patrimonial témoignage du passé et la création contemporaine a incité les organisateurs de la Biennale de la Création des Arts décoratifs, vitrine d’un « patrimoine en construction », à investir la Chapelle de la Salpétrière une première fois en 2010 et à renouveler l’expérience pour cette 5èmeédition.

De gauche à droite les oeuvres de Ombre portée (« Inès »),Yohan Claerbout (« Fakir »), Marc Raimbault (« La Batiaz »). / Photo DB:
À l’origine de la Biennale, une association, l’EAC (Exposition des Artistes Artisans créateurs), fondée en 2001 par l’ébéniste Vittorio Serio. Il s’agit de mettre en avant ce statut particulier des créateurs d’art décoratif : « Nous ne sommes en aucun cas des designers, nos œuvres sont l’alliance de l’esprit et du geste. En ce sens, nous sommes plus proches des artistes. Toutefois, la fonctionnalité de nos travaux, même si elle tend à disparaître, n’en fait pas pour autant des œuvres artistiques en tant que telles. Au final, et parce qu’il faut bien se nommer, le terme qui nous correspond le mieux est tout simplement celui de créateur ». Soit. Il n’empêche que chaque « créateur » se définit en fonction de ses propres critères de création, qui n’excluent pas forcément telle ou telle appellation.
Par exemple, Erwan Boulloud, notre coup de cœur de cette 5ème biennale, se désigne lui-même comme « designer-sculpteur ». Ce qui correspond tout à fait à la pièce qu’il présente, intitulée AAA…. Nous avons d’ailleurs omis de lui demander d’expliquer ce titre, moins explicite à première vue que ceux des autres pièces d’une série qu’il décline depuis 2009 : Rupture verticale, Fracture verticale ou encore Impact. Ce dernier terme correspond d’ailleurs parfaitement à ce meuble à rangements, comportant casiers et tiroirs (qui s’ouvrent et se ferment), déformé par l’impact d’un coffre-fort second Empire, sous le poids duquel il s’est affaissé. Un vrai coffre fort de 300 kg qui lui aussi s’ouvre et se ferme et que l’acheteur éventuel pourra utiliser à sa guise. Comme Erwan Boulloud lui-même, qui confie y ranger des documents dans son atelier…
Le tout est assez saisissant, à la fois par la puissance que dégage ce « meuble-sculpture », l’alliance des matériaux – bois brûlé ciré et acier –, la qualité de la réalisation – du bel ouvrage, dirait-on – et le mélange d’austérité et de baroque d’un objet qui se tient à la frontière du fonctionnel et de la création artistique, avec ce que celle-ci induit comme interprétations. « La force destructrice de l’argent », avons-nous suggéré ? « Pourquoi pas ? A chacun d’y voir ce qu’il veut », a répondu le designer-sculpteur, se défendant pour sa part de toute signification a priori…
Toutes les œuvres présentées se situent sur cette étroite crête entre la fonctionnalité d’une pièce de mobilier – luminaire, siège, armoire, commode, console, table – et la création artistique affichée avec une grande liberté. Effectivement, en donnant quartier libre aux créateurs sélectionnés pour réaliser l’œuvre qu’ils présentent, la Biennale leur permet « d’être maîtres de leurs réalisations », de donner libre cours à leur expression artistique. Ce qui n’est que rarement le cas dans l’exercice quotidien de leur métier, où ils doivent répondre la plupart du temps à des commandes.
Comme l’ébéniste d’art Jérôme Cordié, qui reconnaît travailler à 80% pour des commandes émanant de décorateurs, pour lesquels ils se sent « un artisan et un exécuteur ». La Biennale lui offre donc cet « espace d’expression personnelle, de création », en même temps qu’elle représente « le coût de la création », puisqu’il n’y a pas de garantie que l’œuvre soit vendue.
Les murs austères de la chapelle de la Salpétrière abritent donc, le temps de cette Biennale, des œuvres inédites et originales, sages ou ludiques, alliant dimension esthétique et savoir-faire pointu.
Si Erwan Boulloud laisse à chacun la liberté de l’interprétation de son meuble « impacté » AAA, François Germain affiche d’emblée le sens avec son « bureau pompe à fric » baptisé Moneymoon, qu’il traduit par Lune de thunes et présente comme une « allégorie d’un monde qui a asservi les valeurs du travail à celles du profit », ajoutant « l’argent n’est pourtant qu’un outil, et je le prouve ».
Exposée dans la rotonde centrale de la chapelle, cette provocante pièce en composite époxy doré à la feuille avec un plateau verre trempé et billets de banque et espèces sonnantes et trébuchantes à la pelle, est une des premières qui s’offre au visiteur.
En parfait contraste avec le dépouillement de l’Upsilon, de Mathieu Fiat. Inspiré par le lieu, ce métallier a créé un autel aux formes épurées où la lettre grecque « symbolise le choix que doit faire tout être humain » entre les voies qui s’offrent à lui….
Lui répond le Mort ou vif de Charles Zanon qui a taillé dans la pierre (un monolithe de quelque 12 tonnes extrait dans une carrière de Bourgogne) une véritable sculpture de lignes courbes qui semble échapper à toute fonctionnalité ou les permettre toutes, suivant la manière dont on l’approche.
Citons encore la Gigolette flambée de Lionel Tonda, siège de métal émaillé sur lequel le feu semble n’avoir pas encore fini son œuvre, forme mi-animale mi-humaine en mouvement. Pas précisément une invitation à s’y asseoir… Passons des convulsions du feu au mystère des profondeurs aquatiques avec le luminaire Manta de Pauline Couble, une sculpture luminescente en forme d’animal marin extraordinaire, alliant la forme d’une raie et la matière d’une méduse…
Et bien d’autres œuvres encore à découvrir dans ce lieu inspiré jusqu’au 30 septembre 2012…
1) A l’emplacement d’un arsenal où l’on fabriquait la poudre pour les munitions, d’où le nom de Salpétrière. .Sur le contexte historique de la création de l’hôpital, voir http://criminocorpus.revues.org/264.
Excellent… Vite, j’y cours !
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