… pari réussi pour les onze jeunes artistes qui se sont approprié le vaste espace de La Galerie à la Cité internationale des arts mis à leur disposition le temps d’une exposition. Cette Bataille Sourde, ils l’ont livrée en bon ordre et avec une foisonnante créativité, entre gravité et humour. Au-delà de la diversité des oeuvres et des supports – vidéo, dessin, sculpture, installation – des similitudes subtiles se révèlent au fil d’un parcours organisé autour de trois notions – le Sensible, le Visible et l’Invisible.
On pourrait les croire empruntées à Platon et à son allégorie de la caverne, ces notions. Mais c’est une citation de Marguerite Yourcenar, extraite des Mémoires d’Hadrien, qu’on trouve en exergue à la présentation de l’exposition :
«Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort.»

Irène Karabayinga, « Dream-catcher » © db
Ainsi invités, nous allons naviguer parmi les oeuvres, avec pour repères le « Sensible » défini comme « tout ce qui compose le Vivant (humanité, nature, éléments, astres),de l’infiniment petit à l’infiniment grand« ; le « Visible » se référant aux « espaces, architectures, monuments et formes, ruines et vestiges, rivages, limbes, ponts et pas-sages », et « l’Invisible » aux « symboles, mythes et croyances, sacralisation des objets (amulettes, reliques), rites et dogmes« .
Un « Invisible » qui sollicite dès l’entrée le regard du visiteur avec un imposant Dream Catcher suspendu au plafond. Cet « attrape-rêve » anthropomorphe réalisé à partir de fausses médailles de champions et de leurs rubans tricolores patiemment tressés, sculpture monumentale résultant d’un travail qu’on pourrait qualifier d’artisanal, est l’oeuvre de Irène Karabayinga, (qui assure avec Laure Wauters le commissariat de l’exposition, toutes les deux diplômées de l’Ensad et résidentes à la Cité). On découvrira d’autres réalisations de cette artiste, dont une vidéo où elle se met elle même en scène – corps en mouvement, « vaisseau communicant, contenant de forces et d’énergies » – dans un paysage naturel défilant. A l’opposé de ce « mouvement » une installation faite de sphères en verre de différentes dimensions posées sur des blocs immaculés, impose sa présence tranquille et épurée, très architecturée.

Camille Pajot © db
L’architecture est précisément au coeur du travail de Camille Pajot qui « cherche à déconstruire, désarticuler le motif architectural » pour en faire des espaces ou constructions fantastiques, par le biais de multiples moyens plastiques, du photo-montage à l’installation. Vestiges de monuments à la blancheur éclatante avec leurs étais métalliques dans un décor de construction/déconstruction qui fait penser au Palais de Tokyo…
Quant à Kenny Dunkan, du Queen Mop, tapis réalisé à partir de tête de balais et franges de « balai espagnol » présenté dans la première salle, aux « statues » faites de boulons et autres matériaux et objets détournés échappés de quelque bazar ou quincaillerie, il présente un travail à la fois réjouissant et esthétiquement réussi. Il confie être redevable de sa « première expérience sculpturale » à la parade du Mardi gras en Guadeloupe, son île natale.

Kenny Dunkan © db
Détournement aussi, avec la mini armée de « balais-centurions » d’Hélène Tamalet, aux côtés d’autres oeuvres « in situ » de cette artiste diplômée de l’Ensad, notamment une revisitation très littérale des Trois petits cochons… Nostalgie de l’enfance, ou nostalgie de l’été, avec Raphaëlle Caron et Charline Deschamps, autres diplômées de l’Ensad, qui pour leur première collaboration explicite, suggèrent un univers sea & sun au dernier étage de la Galerie.
Bruno Albizzati « manipule des outils sobres, comme le crayon graphite ou le fusain » pour s’attacher à dessiner « un ensemble de possibles et d’ouvertures« , entre figuration et abstraction, paysages lointains et espaces indécis sur papier. Avec la couleur (pastels gras et peinture acrylique sur verre ou bois) les univers se fragmentent rendant leur déchiffrement plus aléatoire encore…
… Sans doute à l’image du monde hermétique « qui n’offre à la perception que ses surfaces » et que tente d’appréhender à travers le dessin Clio Sze To, diplômée de l’Ensad et résidente à la Cité internationale des arts.

Ji-Min Park © db
A l’hermétisme du monde, Ji-Min Park préfère les ressources puisées dans le « Moi » de la mémoire et des souvenirs personnels. Un « passé nourricier » que cette étudiante en dernière année à l’Ensad, secteur Art Espace, traduit au fil de son intuition, sur différents médiums.
Par le biais du collage, allié au dessin et à la peinture, le travail de Laure Wauters (co-commissaire de l’exposition) fait appel à l’image. Des images qui couvrent des domaines très éclectiques, dans la forme et le temps, une sorte de « cabinet de curiosités » qui l’aide « à élaborer un vocabulaire de formes et de symboles » pour un travail au final très personnel.

Laure Wauters, « Le bain » © db
Une génération d’artistes – ils sont entre 25 et 30 ans – marquée par le règne de l’image. Entre photographies et installations, Emmanuel Le Cerf (résident à la Cité) assume et questionne cette place de l’image : « Issu d’une génération bombardée d’images et de vidéos aussi nombreuses qu’anonymes, il explore le rôle de celui qui fait l’image. Le photographe anonyme dans l’immensité numérique? Le moteur de recherche, nouvelle pythie jamais à court de réponses? Le récipiendaire de l’image, qui sera en mesure de «partager» lui-même cette image, devenant auteur par intérim? » .

Cité internationale des arts, La Galerie © db
On le voit : le parcours de « Bataille sourde » est riche et diversifié et l’on se félicite que la Galerie, habituellement louée, ait été mise exceptionnellement à la disposition des artistes pour une exposition organisée par des résidents. Corinne Loisel, responsable de la programmation culturelle de la Cité internationale des arts, confie avoir été sensible à « la cohérence du projet » proposé par Irène Karabayinga et Laure Wauters et à ‘l‘énergie » qu’elles paraissaient prêtes à déployer pour mettre en oeuvre ce « défi » qui consistait à la fois à exposer leurs oeuvres et à se confronter à l’expérience inédite du commissariat d’exposition. Une initiative qui répond au double objectif de la Cité de « mettre en lien les artistes » et de leur permettre de « confronter leur travail au public », rappelle Corinne Loisel. Et au soir du vernissage, le 18 septembre 2014, on pouvait dire que le défi avait été brillamment relevé.
Jusqu’au 27 septembre 2014
Galerie de la Cité internationale des arts
18 rue de l’Hôtel de Ville
75180 Paris
+33 1 42 78 71 72
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