
Tania Mouraud, « HCYS ? » (How can you Sleep?), 2005 /Coll. FRAC Lorraine/Photo Rémi Villaggi © T. Mouraud
Metz, où se trouve le Fonds Régional d’Art Contemporain Lorraine, est à moins de cinquante kilomètres de Schengen, la bourgade luxembourgeoise où, il y a trente ans, le 14 juin 1985, a été signé l’accord de libre-circulation des personnes dans l’Union européenne. À l’heure où sont de plus en plus nombreux ceux qui, s’étant mis en marche du sud vers le nord pour trouver refuge en Europe, s’en voient refuser l’entrée, l’exposition Tous les chemins mènent à Schengen, articulée autour des oeuvres d’une dizaine d’artistes et de nombreuses archives historiques, célèbre à sa manière – un brin provocante – cette proximité et cet anniversaire.
A parcourir jusqu’au 4 octobre 2015.

Photo extraite du film « Natür Therapy » de Ole Giæver, 2014, Norvège
« Peut-on mettre en parallèle les mouvements historiques de population et l’engouement pour la marche qui a saisi l’Occident? », se demandent les organisateurs. Si le fait de se mettre en marche leur est commun, parcours et motivations creusent la différence entre ces « marcheurs obligés » des routes de l’exil politique ou économique, qu’on désigne aujourd’hui par le terme de « migrants » et ces adeptes du mouvement librement consenti au nom d’une hygiène de vie ou d’une aspiration au dépaysement, rançons de la sédentarité, qu’illustre cette photo extraite du film Natür Therapy, du Norvégien Ole Giæver, réalisé en 2014 (1) Les routes empruntées par les « éternels promeneurs de l’Histoire » et les sentiers des « sportifs amateurs » du monde occidental ne sont pas les mêmes. Et c’est bien sous l’angle de l’opposition Nord/Sud que l’exposition explore ces trajectoires.

Bouchra Khalili, « Mapping journey #4 » Collection FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur et « Constellations », Coll. FRAC de la Ville de Paris
Le tracé des premières évoquent un trajet clandestin et périlleux que l’artiste marocaine Bouchra Khalili restitue en le faisant raconter et dessiner par ceux qui le parcourent, du Maroc, de la Somalie ou de l’Afghanistan. C’est aussi le trajet « absurdement rallongé et sans cesse modifié » qu’un Palestinien doit effectuer pour aller de Ramallah à Jérusalem (The Mapping Journey Project 2008-11). Au dispositif vidéo s’ajoutent des sérigraphies qui donnent au projet une dimension poétique en traduisant chaque itinéraire dessiné sous forme de constellations d’étoiles. Une manière d’effacer les frontières…
… Lesquelles ne se franchissent pas sans ces sésames que sont visas et tampons, comme le rappelle, là-aussi sous une forme poétique, Marco Godinho. Le visiteur met un certain temps à découvrir que les nuages mouvants dessinés sur le mur de l’escalier conduisant au premier étage sont en fait constitués d’une multitude d’empreintes de tampons administratifs portant le libellé Forever Immigrant… Une oeuvre que l’artiste, luxembourgeois d’origine portugaise, a réalisée avec deux « migrants », du Burkina Faso et du Kosovo.

Marco Godinho, « Forever Immigrant », Coll. FRAC Lorraine/ Photo db © Debelleschoses/db
Forever Travellers, voyageurs éternels sont les Tsiganes. « Seul peuple nomade présent sur l’ensemble du territoire européen, les Tsiganes sont partout discriminés pour leur mode de vie perçu comme une menace à la sédentarité« , une constatation toujours d’actualité, quel que soit le nom … Des carnets de circulation des gens du voyage (supprimés par le Conseil constitutionnel seulement en 2012) rappellent la législation très contraignante à laquelle ils ont été soumis pendant plus d’un siècle en France, sans oublier leur enfermement dans des camps de concentration gérés par l’administration française pendant la seconde guerre mondiale.

Best Lippert , « Duplication »/ © DeBelleschoses/db
Marcheur éternel, le Juif errant a sa place dans l’exposition avec une série d’images d’Epinal, de la figure mythique à son exploitation antisémite et xénophobe à la fin du XIXe siècle. Avant l’entreprise d’extermination du XXe siècles à laquelle font écho les oeuvres saisissantes de Best Lippert et Tania Mouraud. La première avec une installation de 4500 pierres en résine évoquant « la coutume nomade, conservée dans les communautés juives, de recouvrir de pierres les sépultures pour les protéger des animaux ». La seconde avec une pièce monumentale (30 mètres sur 15) « hors les murs » visible seulement du haut de la tour pigeonnier du FRAC : How can you sleep? (voir photo plus haut). Une interpellation que sa typographie rend difficile à déchiffrer…comme le monde qui nous entoure ? (2)

Marta Caradec, » Metz en Algérie, Akbou », 2 / Coll. FRAC Lorraine
Si Tous les chemins mènent à Schengen, l’exposition met en évidence un autre flux migratoire historique entre la Lorraine et l’Algérie. En 1871, l’occupation du nord de la Lorraine (Moselle) et de l’Alsace par l’Allemagne a provoqué l’exil d’une partie de la population vers le territoire français. Plusieurs milliers d’entre eux sont partis s’installer en Algérie où l’Etat français, engagé dans une politique de colonisation, leur fournissait des terres à exploiter. On découvre ainsi que Metz fut le nom d’un village de Kabylie, aujourd’hui Akbou. Une histoire qui a inspiré Marta Karadec. S’emparant d’une carte d’état-major de la région d’Akbou / Metz datant de 1958, l’artiste née à Brest, y a introduit les armoiries de familles messines et des chimères issues des plafonds peints médiévaux du Musée messin de la Cour d’Or qu’elle a associé à des motifs contemporains et traditionnels algériens de céramiques, peintures, tissages et ferronneries..
Plus tard, la lutte pour l’indépendance a forgé d’autres liens. N’est-ce pas une Lorraine, Emilie Busquant qui a dessiné le drapeau de l’Algérie indépendante? Compagne de Messali Hadj, elle a rédigé avec lui en 1927 le premier texte revendiquant l’indépendance de l’Algérie… C’est avec émotion qu’on découvre l’engagement et le destin de cette femme, « morte seule et abandonnée avant d’être systématiquement effacée de l’Histoire ».

©DeBelleschoses/db
Hommage est également rendu aux « Pieds-rouges », ces hommes et femmes français qui se sont rendus en Algérie après son indépendance pour oeuvre à la reconstruction et au développement du pays. Parmi les femmes « Pieds-rouges » on retrouve d’anciennes porteuses de valises, mais aussi des enseignantes, professionnelles de santé, militantes humanitaires, etc.

FRAC Lorraine, Metz / DR
« Résister à l’amnésie qui se propage », c’est la manière dont Zineb Sedira (1963, Paris) conçoit son rôle d’artiste. Entremêlant archives et mémoires d’une histoire personnelle et nationale, elle revient sur le parcours de Mohammed Kouaci, photographe officiel du Gouvernement provisoire de la république algérienne, à travers un beau portrait de sa veuve Safia Kouaci, gardienne d’images.
C’est au Sahara, que s’achève l’exposition, car « depuis la mise en place de la forteresse Schengen, l’Europe a délégué la surveillance de ses frontières extérieures du sud aux pays du Maghreb, intervenant ainsi sur les flux transsahariens libres jusqu’alors« . Les vidéos d’Ursula Biemann, Sahara Chronicle, 2006-09, « documentent un système de circulation des populations et des ressources très rentables, où la limite entre légalité et clandestinité est poreuse« .
Histoire d’inscrire concrètement tous ces déplacements dans les corps, l’exposition se prolonge par des marches. Comme celle organisée à travers Metz le 26 septembre 2015 par Amar Bellal. L’artiste en résidence dans la cité messine travaille avec un groupe de réfugiés de différentes nationalités.
En avant, Marche…

Justine Blau, « Schengenland » ,2011/ Photo . R. Wagner © l’artiste
(1) Le film sortira en France le 9 septembre 2015
(2) L’oeuvre riche et protéiforme de Tania Mouraud (née en 1942) est à l’honneur à Metz jusqu’au 5 octobre 2015, avec une rétrospective au Centre Pompidou et un parcours dans la ville.
FRAC lorraine
1 Bis Rue des Trinitaires
57000 Metz
03 87 74 20 02