
Alain Fleischer, De la série « La Nuit des visages », 1995 © Alain Fleischer, ADAGP
C’est à une double exposition passionnante que nous convie la Galerie municipale Jean-Collet, dédiée à l’art contemporain. Au rez-de-chaussée, « Mouvements secrets des images fixes » réunit trois oeuvres/installations de l’écrivain et artiste Alain Fleischer qui ont en commun le médium – la photo argentique – et le propos – l’apparition/disparition de l’image. À l’étage , « Incarnations » présente le travail de cinq jeunes artistes, tous issus du Fresnoy, le Studio national des arts contemporains fondé par Alain Fleischer en 1997 à Tourcoing. Les oeuvres de Shirley Bruno, Junkai Chen, Noé Grenier, Mathilde Lavenne et Baptiste Rabichon mêlent les outils de la création numérique et du multimédia, la photographie et la performance. Des oeuvres très diverses que rassemble une certaine relation au corps et à l’incarnation, au sens littéral ou figuré. À voir jusqu’au 5 mai 2017.
Dès l’entrée, le regard du visiteur est confronté au mystère : sur des tirages photographiques grand format des visages de femmes s’inscrivent dans des paysages nocturnes et les matériaux qui les composent. La Nuit des visages amplifie ce mystère qui est au coeur même de la photographie et de l’expérience qu’elle propose entre réel et fictif, présence et absence, lumière et ombre, et finalement vie et mort. Alain Fleischer raconte la genèse de ces clichés : des images de femmes qu’il trouvaient belles, glanées dans des cimetières romains, qu’il a photographiées et auxquelles il a donné une seconde vie en les « reprojetant » dans des lieux « romanesques, romantiques », une manière d’assurer « leur survie en tant qu’oeuvre d’art ».

Alain Fleischer,
« Le Regard des morts », 1998 /Vue de l’installation © Alain Fleischer, ADAGP
Aux images « projetées » succèdent, dans la deuxième partie de l’exposition, les images « révélées et non fixées » du Regard des morts. Une installation saisissante qui ne peut se voir que dans la pénombre faiblement éclairée par la lumière rouge inactinique, celle du labo photographique où se joue l’apparition progressive de l’image dans son bain de révélateur. Au sol sont disposés quelque deux cents bacs, comme un immense damier, avec dans chacun une photographie immergée dans l’eau, celle d’un visage dont on ne voit que les yeux, grands ouverts. Cette installation a été réalisée à partir de la collection de photographies de soldats de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne. (1) Le regard du visiteur plonge dans celui de ces jeunes gens aujourd’hui disparus et dont l’image révélée est appelée à disparaître à son tour puisque non fixée. Bientôt en effet, « les sels d’argent vont se décoller du papier, et vont former une poussière d’image », explique Alain Fleischer. Des regards entre présence et absence d’où émane une intensité bouleversante et poétique dont on a bien du mal à se déprendre.

Alain Fleischer,
« À la recherche de Stella », 1995 Vue de l’installation © Alain Fleischer, ADAGP
Heureusement l’installation suivante, À la recherche de Stella, nous épargne un retour brutal à la lumière du jour. C’est encore dans l’obscurité, cette fois trouée par les faisceaux de lumière des projecteurs de diapositives, que va se jouer l’apparition de l’image. D’abord aveuglé le visiteur a l’impression qu’il n’y a rien à voir. Mais avec les miroirs mis à sa disposition, il va pouvoir « capter » les centaines d’images projetées – les visages de femmes collectées par l’artiste dans les cimetières romains – et faire apparaître sur les murs, le sol, le plafond cette « population fantôme qui attend d’être convoquée ». Présentée pour la première fois aux Rencontres d’Arles en 1995, dans les murs de la chapelle de Méjean, l’oeuvre avait alors permis, souligne Alain Fleischer, qu’à l’apparition des images « s’ajoute celle du lieu par la lumière des images ».

Alain Fleischer, »À la recherche de Stella », 1995,
Forteresse de Salses (réactivation en 2014) © Alain Fleischer, ADAGP
Ces Mouvements secrets des images fixes révèlent un aspect de l’oeuvre de cet artiste pluridisciplinaire qu’est Alain Fleischer, écrivain, réalisateur, photographe et vidéaste. (2) Une œuvre que les commissaires de l’exposition, Evelyne Artaud et Catherine Viollet, qualifient de « exigeante, unique et singulière, passant d’une discipline à l’autre pour en expérimenter les limites, en faire éclater les frontières, et dans laquelle se dessine une constante interrogation sur le médium utilisé et sur la consistance matérielle de l’expérience artistique dans ses formes les plus diverses ».
Une pluridisciplinarité et une interrogation sur les différents médiums et langages de l’expérience artistique que l’on retrouve dans les oeuvres des cinq artistes du Fresnoy, réunies sous l’intitulé Incarnations. Si le Studio national des arts contemporains a pour champ de référence la photographie et le cinéma, l’institution est très marquée par les arts numériques dans toute la diversité de leurs innovations.

Junkai Chen,
« Correspondance », 2016, Courtesy de l’artiste
La plus emblématique de cette convocation plurielle des formes d’expression artistique est sans nul doute Correspondance, l’installation interactive /performance de Junkai Chen. L’artiste, originaire de Shangai, se fait « le maître d’une symphonie audiovisuelle à la fois traditionnelle et technologique ». Des instruments traditionnels ont été augmentés de systèmes électroniques et la captation des mouvements du performeur déclenche à chaque geste (selon une chorégraphie préétablie) des notes ou une séquence visuelle qui s’inscrit sur des pans verticaux de papier chinois. (3) Au mélange des formes s’ajoute celui des cultures, puisque Junkai Chen, s’est inspiré librement de deux poèmes, Correspondances de Charles Baudelaire et Le Torrent aux Chants d’Oiseaux de Wang Wei.

Mathilde Lavenne, »Artefact #O Digital Necrophony », 2016/Courtesy de l’artiste
Artefact #0 Digital Necrophony , l’ installation sonore et numérique de Mathilde Lavenne, s’inspire elle du mystérieux nécrophone de Thomas Edison, censé capter les sons des morts, matérialisé ici par un cylindre de marbre noir, matériau funéraire par excellence. Un dispositif de captation de variations lumineuses se traduit en pulsations énigmatiques, sonores mais aussi visuelles avec la projection d’images tout aussi énigmatiques…

Baptiste Rabichon, »Encore elle », 2016
Photographie /Courtesy de l’artiste
Retour à la photographie avec Baptiste Rabichon qui explore la relation entre l’argentique et le numérique. Pour cette oeuvre intitulée Encore elle, il a transformé une caravane en sténopé roulant. Avec cette chambre noire géante sans objectif, mais seulement un trou de 2 millimètres donnant sur l’extérieur, nécessitant « un long dépôt de temps », il a pris « l’empreinte gigantesque des lieux qu’il traverse. Ses épreuves révèlent une friction entre négatif et positif, entre photographie et peinture » (Manon Klein).

Shirley Bruno, »Tezen », 2016 Film 28 minutes / Courtesy de l’artiste
C’est en Haïti, à partir d’une légende traditionnelle, que la réalisatrice Shirley Bruno a tourné Tezen. L’artiste américano-haïtienne a réalisé un film où, au delà de la beauté des corps et de la nature, derrière la limpidité des images, se jouent la fragilité du monde intérieur, les peurs profondes qui l’habitent, la solitude au milieu des siens, la frontière ténue entre la réalité et le mythe.
Triomphe des douleurs est une installation video de Noé Grenier, réalisée à partir d’une séquence du film Charade de Stanley Donen (1963). Cet extrait d’une minute à peine est étiré dans le temps et ses images fragmentées diffusées en boucle sur neuf écrans vidéos disposés en arc de cercle. Un bruit répétitif accompagnent les images, que le spectateur met un certain temps à identifier comme celui du métro parisien dans lequel a lieu la course poursuite d’Audrey Hepburn et Gary Grant. Un son déconstruit lui aussi. L’impression de malaise, d’inconfort du spectateur grandit au fil des minutes – une petite dizaine-, le mal de tête le gagnerait presque…

Noé Grenier, »Triomphe des douleurs » 2016,
Installation / Courtesy de l’artiste
En fait, Triomphe des douleurs propose une mise en relation de la migraine – l’artiste sait de quoi il parle – et de l’art, « une lecture singulière des phénomènes de perception du corps migraineux en prenant comme base théorique l’idée que la migraine peut générer un système de formes et de pensées ».
En présentant les oeuvres d’Alain Fleischer et celles d’artistes du Fresnoy, la Galerie municipale Jean-Collet (4) réunit deux générations d’artistes dont les travaux, pourtant si différents dans les outils et le propos, entrent en résonance, notamment dans la quête et l’exploration de l’image, de son sens et de ses pouvoirs.

Alain Fleischer, »Le Regard des morts » 1998 / Vue de l’installation © Alain Fleischer, ADAGP
(1) Le Regard des morts est à l’origine une commande pour les 80 ans de l’armistice mettant fin à la guerre de 14-18.
(2) Alain Fleischer, né en 1944 à Paris, est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages de littérature (romans, nouvelles, et essais) et réalisateur de quelque 350 films dans des domaines comme le cinéma expérimental, le long métrage de fiction, le documentaire d’art.
(3) Le dimanche 30 avril 2017 à 15h, Junkai Chen réactivera son dispositif à l’occasion de la présentation des expositions en présence des artistes et des deux commissaires de l’exposition.
(4) La Galerie municipale Jean-Collet a ouvert ses portes en 1982. Cet espace de 500 m2 dédié à l’art contemporain est géré par la ville. la galerie bénéficie du soutien de la direction régionale des affaires culturelles d’ile-de-France (ministère de la culture et de la communication). Son action s’inscrit dans une volonté politique de promotion et de diffusion de l’art contemporain depuis la fin des années soixante. Depuis sa création, la direction artistique du lieu est assurée par une artiste. Catherine Viollet occupe aujourd’hui cette fonction.

Galerie municipale Jean-Collet à Vitry
Galerie municipale Jean-Collet
59, avenue Guy-Môquet
94400 Vitry-sur-Seine
Tél. : 01 43 91 15 33
galerie.municipale@mairie-vitry94.fr
accès transports en commun:
RER C Gare de Vitry-sur-Seine, puis bus 180 (arrêt Église de Vitry)
Métro 7 Villejuif-L. Aragon, puis bus 180 (arrêt Église de Vitry)
Mairie d’Ivry, puis bus 132 (arrêt Église de Vitry)
Porte de Choisy, puis bus 183 (arrêt Hôtel de Ville)
Métro 8 Liberté, puis bus 180 (arrêt Église de Vitry)