
ISMAÎL BAHRI, Ligne (2011), Jeu de Paume 2017 /Photo db
Le public parisien dispose de tout l’été pour découvrir ou mieux connaître le travail d’Ismaïl Bahri, né en 1978 à Tunis, grâce à l’exposition que lui consacre le Jeu de Paume jusqu’au 27 septembre 2017. Sous l’intitulé « Instruments », cette exposition rassemble des vidéos emblématiques de la démarche artistique d’Ismaïl Bahri, ainsi que deux oeuvres réalisées pour l’occasion. De l’ensemble, se dégage l’originalité et la cohérence d’un processus créatif habité par la durée, la répétition, la disparition, la transformation, le visible et l’invisible… (1)
L’exposition s’ouvre par la vidéo qui nous avait fait découvrir Ismaïl Bahri en 2013 au Collège des Bernardins où une quinzaine d’artistes avaient été réunis autour du thème L’Arbre de vie. (2) Dans cette vidéo, Ligne (2011), une goutte d’eau déposée sur une veine de l’avant-bras de l’artiste, tressaute au rythme des pulsations, en un plan-séquence d’une minute diffusé en boucle. « On a du mal à s’arracher au mouvement sans fin de cette manifestation de vie épurée et minimaliste », avions-nous écrit alors. Ce qui résume assez bien la manière dont l’artiste captive l’attention du spectateur, de manière fugace ou sur des durées plus longues – de six à trente minutes – comme on a pu l’expérimenter dans cette nouvelle exposition.

ISMAÎL BAHRI , « Dénouement », 2011 /Photos db
Exemplaire, à cet égard, est l’oeuvre Dénouement (2011), un titre qu’il faut entendre dans les deux sens du mot. Sur l’écran, un paysage abstrait, que l’on suppose de neige, est traversé par un trait noir vertical, vibratil. Tout en haut, un minuscule rectangle noir, qui progressivement va devenir une silhouette s’avançant vers le spectateur, et ce n’est qu’à la sixième minute, quasiment à la fin de la vidéo, que la narration prend son sens, que l’histoire se dénoue, tandis que le personnage achève de rembobiner, nouer, le fil qui le reliait à la caméra, le geste de ses mains envahissant l’écran. « L’une des forces du travail d’Ismaïl Bahri est de maintenir l’attention, souligne Marie Bertran, commissaire de l’exposition. Le regard cherche des indices, des signes, se lance à la recherche de la compréhension d’une image, persiste à vouloir résoudre une énigme. » À condition, bien sûr, d’accepter de se laisser porter par le mouvement, parfois infime, d’accepter le mystère initial en faisant confiance à la durée, au temps, à l’artiste, pour le résoudre ou l’interpréter …
Si la vidéo occupe une place importante dans le travail d’Ismaïl Bahri, c’est précisément parce qu’elle permet d’inscrire dans le temps l’acte créateur. La lenteur, propre au travail de l’artiste, est une notion quelque peu démonétisée de nos jours. Un peu avant la fin de la vidéo Dénouement, un spectateur impatient, arrivé depuis peu, nous avait demandé : De quoi s’agit-il ?
Une question légitime, si l’on accepte de différer le moment de la réponse… Par exemple en s’installant confortablement dans l’un des canapés de la dernière salle d’exposition, face à un écran où a priori, il semble que rien ne se passe… Avant de s’asseoir, on a regardé le cartel, l’oeuvre s’intitule Foyer, a été réalisée en 2016 à Tunis, en arabe tunisien sous-titré en français ou en anglais et dure 32 minutes. En fait l’écran n’est pas si blanc que ça, avec des variations de tonalités grises ou beiges et l’image est mouvante. Et puis ça parle et au fil des sous-titres qui s’affichent, on comprend progressivement que l’artiste, installé en extérieur avec sa camera, dialogue avec des passants intrigués par ce qu’il filme : une feuille de papier blanc placée devant l’objectif.

ISMAÎL BAHRI, « Foyer » 2016
Ce n’était pas tout à fait ce qui était initialement prévu. explique Ismaïl Bahri : « L’intuition, au départ extrêmement simple, était de sortir la caméra dans les rues de Tunis et d’observer la façon dont cet élément intercalaire se teinte de la lumière environnante, vibre en fonction des mouvements d’airs, s’assombrit lorsqu’un nuage passe ou qu’une personne s’en approche d’assez près… Cette expérience a basculé quand des passants, attirés par le dispositif, sont venus me voir pour me questionner et parler. J’ai alors compris que les mots et les voix peuplaient cette feuille de papier d’une teneur poétique et politique aussi subtile qu’insoupçonnée. » Poétique, effectivement, la caméra et l’artiste qui vit et travaille entre la Tunisie et la France, suscitent les rêves d’ailleurs de certains … Politique, avec l’intervention de la police …

ISMAÎL BAHRI, « Revers », 2017/ Production Jeu de Paume
La feuille de papier aura été l’instrument de la transformation de l’oeuvre… Avec Revers (2017), c’est le papier qui se transforme progressivement au contact des mains qui, dans un geste répété, froissent et défroissent une page de magazine, dont l’image disparait progressivement tandis que l’encre de la page s’imprime sur les mains et que la feuille de papier se transforme en une sorte de peau… Papier encore, cette feuille de papier blanc , mais qui cette fois se consume, jusqu’à disparaître entre les mains qui la tiennent, à partir d’un petit trou en son centre, comme celui que ferait une cigarette (Source, 2016). On s’interroge tout de même sur la perfection persistante du cercle dessiné par la combustion.

ISMAÎL BAHRI, « Sondes » 2017 / Production du Jeu de Paume
Dans les oeuvres d’Ismaïl Bahri, la main est très présente. Comme aussi dans Sondes, une vidéo de 16 minutes produite spécialement pour l’exposition au Jeu de Paume, qui montre la formation imperceptible d’un tas de sable au creux d’une main. « Outil pour travailler, pour s’exhiber, pour communiquer, pour protéger, pour caresser, la main transmet une pensée, une volonté. Sujet des origines, depuis les grottes préhistoriques, la main nous ramène aussi à la sphère intime et domestique, chère à Ismaïl Bahri. », commente Marie Bertran.
Les mains, le papier, la camera… autant d’outils et d’instruments : « L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle », cette phrase du philosophe Henri Bergson, citée par Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, éclaire le titre donné à l’exposition, Instruments. (3)

ISMAÎL BAHRI, Jeu de Paume, Juin 2017 / Photo db
(1) Les expositions d’été du Jeu de Paume sont aussi l’occasion de découvrir le travail de Ed van der Elksen (La vie folle) et de Oscar Murillo (Estructuras resonantes). Tandis que, poursuivant sa collaboration avec le Château de Tours, le Jeu de Paume y présente, du 27 juin au 29 octobre 2017, une exposition consacrée à Willy Ronis (1010-2009), réalisée à partir du fonds de la donation faite à l’État en 1983.
(2) Pour lire l’article consacré à cette exposition, cliquer ici
(3)Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion,[1932], Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1984, p. 329.