
Laëtitia Badaut Haussmann, « La Politesse de Wassermann », Maison Louis Carré © Martin Argyroglo
Conçue par Alvar Aalto à la fin des années 1950 pour le collectionneur et galeriste Louis Carré (1897-1977) et sa femme Olga, cette maison de campagne, située à Bazoches-sur-Guyonne (Yvelines), est la seule construction de l’architecte finlandais en France. C’est dans cette demeure destinée à accueillir la collection ainsi que l’intense vie sociale, culturelle et artistique de son commanditaire, que Lab’Bel, le Laboratoire artistique du Groupe Bel, a invité Laëtitia Badaut Haussmann à intervenir. L’exposition que propose l’artiste se déploie dans tous les espaces de la maison, dans une déambulation inspirée par la mémoire des lieux et de ses habitants. « La Politesse de Wassermann », projet réalisé en collaboration avec l’équipe de la Maison Louis Carré et sa directrice Ásdís Ólafsdóttir, constitue le troisième volet d’un cycle d’expositions de Lab’Bel établissant un dialogue entre des bâtiments iconiques de l’architecture moderniste et l’art contemporain. (1)
À voir jusqu’au 3 septembre 2017.
Il y a d’abord la beauté du lieu… La grille franchie, on pénètre dans la résidence par un chemin tracé entre les arbres, puis la maison apparait, dominant une vaste clairière – un parc de trois hectares – en pente douce vers les bois qui la cernent de tous côtés. À l’origine, la vue sur la campagne allait jusqu’à Montfort-l’Amaury, nous précisera un peu plus tard Asdis Olafsdottir. C’est là un des rares changements intervenus, la demeure étant restée quasiment « dans son jus », si l’on excepte la disparition des tableaux de la collection de Louis Carré, vendus après la mort d’Olga en 2002.

La Maison Louis Carré / Photos db
Ici, pas de béton apparent, (2) mais de la brique (chaulée), de l’ardoise, qui recouvre les 400m2 du toit, et du bois, avec notamment le plafond en pin finlandais qui, à l’intérieur, déploie sa courbe accompagnant le dénivelé des marches qui mènent de l’entrée au salon. Ce dernier, orienté au nord et largement ouvert sur l’extérieur, se prêtait tout particulièrement à la mise en valeur des oeuvres des artistes soutenus par le galeriste.
Trois chambres, celle du maître de maison – la plus grande -, celle de son épouse et une chambre d’amis. Chacune avec une salle de bain donnant accès au jardin, côté piscine. En bonne demeure bourgeoise, le côté cuisine, l’office, est bien séparé, et le personnel loge au premier étage… « C’est la fin d’une époque dont les ombres occupent encore un espace considérable aujourd’hui. À ce titre, Le Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel résonne assez bien avec la manière dont je perçois ces ruines en parfait état de conservation », explique Laëtitia Badaut Haussmann.

Laëtitia Badaut Haussmann / La politesse de Wassermann, La chambre de Louis Carré © Martin Argyroglo
Effectivement, la propriété – classée monument historique depuis 1996 et rachetée en 2006 par l’Association Alvar Aalto en France -que découvrent les visiteurs, hormis l’absence des tableaux et sculptures, est restée telle qu’elle était en 2002 à la mort d’Olga Carré. Il y a même « les vêtements dans les placards, des rouges à lèvre dans les tiroirs », souligne Laetitia Badaut Haussmann. Rien d’étonnant, donc, à ce que la maison dégage « l’énergie des occupants passés ». Des occupants sur lesquels l’artiste s’est interrogée, jouant sur les « résonances avec plusieurs niveaux d’information » pour construire un récit (des récits?). Si certains éléments sont assez immédiatement déchiffrables, le tout s’apparente davantage à un rébus…
À commencer par le titre de l’exposition, La Politesse de Wassermann. tiré du « roman expérimental » de l’auteur anglais de science-fiction et d’anticipation J.G. Ballard (1930-2009), The Atrocity Exhibition (La Foire aux atrocités), le récit fragmenté et trash d’un voyage dans l’inconscient américain et ses icônes. (3) Quant à la citation en latin inscrite en lettres blanches à l’extérieur, juste avant la porte d’entrée – Si Non Oscillas, Noli Tintinnare – elle figurait sur la porte du manoir de Hugh Hefner, le fondateur de Playboy: « If you don’t swing, don’t ring ». Un écho, peut-être, à la première garden-party – qui sera suivie de beaucoup d’autres – que les époux Carré avaient donnée en l’honneur d’Alvar Aalto et de sa femme Elissa, il y a tout juste 57 ans…

Laetitia Badaut Haussmann, « La Politesse de Wassermann »© Martin Argyroglo / à droite, l « coin de chasteté » de Marcel Duchamp © Philippe Migeat – Centre Pompidou, MNAM-CCI
© succession Marcel Duchamp/ Adagp, Paris
Quoiqu’il en soit, la double référence à Ballard et Hefner affiche bien l’intention des commissaires de l’exposition, Silvia Guerra et Laurent Fiévet, directeurs artistiques de Lab’Bel (4) – d’investir les lieux, dans « une tension entre le respect et casser les codes ». Notamment un code masculin. La chambre de Louis Carré, plus vaste que celle d’Olga (alors que c’est pour sa femme que le collectionneur avait fait construire cette villégiature à la campagne) est envahie par les vêtements de celle-ci, éparpillés ou « installés », et sur le lit un exemplaire de La Foire aux atrocités.
Sur le lit de la chambre d’Olga, c’est un livre d’art qui est posé, ouvert à la page où figure une reproduction du Coin de chasteté de Duchamp…

Laëtitia Badaut Haussmann, « La Politesse de Wassermann » / Photo db
Le visiteur se sentirait-il légèrement voyeur? il est vrai qu’il a été accueilli dans l’entrée par un imposant globe oculaire, réplique en porcelaine des ballons qui flottent sur la piscine. Il y a aussi ce verre renversé avec les glaçons de cristal éparpillés qui ponctue le parcours, comme l’ écho de soirées mondaines bien arrosées, ou d’un désenchantement après celles-ci…
À chacun sa version, son récit, dans cette maison que Laetitia Badaut Haussmann qualifie de « caméléon », avec son « architecture hyper sensible ».
Dans le salon, hommage est rendu à l’architecte et designer avec notamment une installation d’une vingtaine de tabourets pour évoquer ceux qui peuplaient l’auditorium de la bibliothèque de Viipuri construite en Finlande entre 1933 et 1935. Considéré comme une oeuvre majeure de Alvar Aalto, l’édifice se trouve désormais – aléas de l’Histoire et des frontières – en territoire russe…

Laëtitia Badaut Haussmann, « La Politesse de Wassermann », Maison Louis Carré/ Photo db // À droite, l’auditorium de la bibliothèque de Viipuri/DR
Dans cette maison « faite pour la circulation des corps et des regards », le regard du visiteur se déploie, hésitant parfois à qualifier ce qu’il voit : oeuvre de l’exposition ou élément pérenne de décoration? Question sans doute vaine, les deux entrant en résonance.
Pour les futurs visiteurs, voici un conseil emprunté à J.G. Ballard, celui qu’il donne à ses lecteurs dans la préface de La Foire aux atrocités : « Au lieu de commencer chaque chapitre par son début, comme dans tout roman traditionnel, contentez-vous d’en tourner les pages jusqu’à ce qu’un paragraphe retienne votre attention. Si quelque idée ou quelque image vous y semble intéressante, balayez alors du regard les paragraphes voisins jusqu’à ce que vous y trouviez quelque chose qui résonne en vous de façon à piquer votre curiosité. Et bientôt, je l’espère, le rideau de brume se déchirera pour permettre au récit sous-jacent d’en émerger ».

Laëtitia Badaut Haussmann , » La politesse de Wassermann » Maison Louis Carré© Martin Argyroglo
(1) Cette troisième exposition fait suite au projet de Stefan Brüggemann, The World Trapped in the Self (mirrors for windows) au Pavillon Mies van der Rohe de Barcelone en 2011 et à l’exposition d’Haroon Mirza, The Light Hours, à la Villa Savoye de Le Corbusier à Poissy (Yvelines) en 2014.
(2) Louis Carré avait d’abord pensé à Le Corbusier, dont il avait exposé la peinture dans sa galerie, mais redoutait « son côté béton ». C’est par l’intermédiaire de Fernand Léger et Alexander Calder qu’il est entré en contact avec Alvar Aalto. L’entente a été très profonde entre les deux hommes.
(3) The Atrocity Exhibition a été publié en 1969, puis en 1990 dans une édition augmentée. La traduction en français de la version définitive est publiée par les éditions Tristram. Deux textes de Ballard ont été adaptés au cinéma : Crash ! par David Cronenberg, et Empire du Soleil par Steven Spielberg.
(4) Lab’Bel a été créé au printemps 2010 dans le but d’engager Le Groupe Bel dans une démarche d’intérêt général de soutien à l’art contemporain.
Les activités de ce laboratoire d’idées au ton impertinent se partagent entre la constitution d’une collection d’art contemporain, aujourd’hui en dépôt au Musée des Beaux-Arts de Dole, et la réalisation d’expositions et d’événements artistiques en France et en Europe.
Retour sur quelques expositions : Au lait!Quand l’art déborde / Histoire sans sorcière
NB : La galerie ouverte en 1938 par Louis Carré poursuit toujours son activité à la même adresse : 10 avenue de Messine 75008 Paris
Maison Louis Carré
2, chemin du Saint-Sacrement
78 490 Bazoches-sur-Guyonne
Tél. : 01.34.86.79.63
Transport : RER C – arrêt Saint-Quentin-en-Yvelines puis bus
Visites de mars à fin octobre les samedis et dimanches de 13 heures à 18 heures
(visite guidée toutes les heures, la dernière à 17 heures).
Juste à côté, la maison de Jean Monnet est également ouverte à la visite.
TRES BEAU RETOUR…
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