Le « Dictionnaire des mots en trop » aux éditions Thierry Marchaisse…

Après le « Dictionnaire des mots manquants » voici donc celui des « mots en trop », orchestré lui aussi par Belinda Cannone & Christian Doumet. Qu’on ne se méprenne pas. Il ne s’agit pas d’ôter à notre langue quelques mots pour telle ou telle raison, dûment argumentée, transformant en censeurs ou éradicateurs les quelque quarante écrivains sollicités pour ce nouvel opus, mais plutôt de laisser chacun exprimer sa réticence, voire sa répulsion, vis à vis de certains vocables. Une « auscultation » des mots où se mêlent l’intime et le politique, affectivité et vision du monde, forcément singulière et subjective.

Avouons-le : au premier abord ce nouveau dictionnaire nous a paru moins captivant que le précédent où « au fil des pages, en tentant de cerner ces « zones de sens qui ne sont couvertes par aucun mot de la langue française« , en mettant des mots là ou il en manque, ce qui se dessine c’est l’objet même de la littérature, l’essence même de la poésie. », avions-nous écrit alors. (1)

Il faut dire que connaissant un peu l’oeuvre de l’écrivain djiboutien Abdourhaman Waberi et étant un peu en froid avec le mot « développement »,  on a commencé par lire son texte sur ce vocable, avec lequel, écrit-il, « on a mis la tête d’une grande partie de la population mondiale sous le boisseau », . On ne pouvait qu’être d’accord avec cette analyse, courte et pertinente, d’un mot et d’un concept qui « continuent leurs ravages sur tous les continents ». Mais cela semblait relever davantage de l’article politique…

Belinda Cannone et Christian Doumet

Poursuivant la lecture par affinité personnelle, nous sommes allés  à « communauté », partageant avec Marcel Bénabou une exaspération certaine vis à vis du mot et de son contenu. C’est son itinéraire personnel qui a conduit l’auteur – « né juif dans un pays arabe (le Maroc) soumis alors à la domination coloniale française » – à éprouver la privation de liberté qu’entraîne l’appartenance à une « communauté » et à décider d’y échapper. Mais au bout de quelques décennies au « pays de l’Universel », il a  vu « en France même, se fissurer le tissu social et naître le douloureux problème du communautarisme »… Là encore, en dépit du caractère plus intime du propos et de sa justesse, nous sommes restés un peu sur notre faim. La quête du manque paraissait décidément plus littéraire, plus poétique que le bannissement du trop…

Continuant à glaner dans l’index au gré de nos propres intolérances lexicales, nous sommes tombés sur l’inévitable « ressenti », l’adjectif devenu nom qui depuis quelques années a débordé largement de la météo pour venir irriguer la subjectivité tout entière. C’est Hubert Haddad et sa plume réjouissante qui se sont chargés du cas, moyennant un long préambule sur le langage, de Saussure à Ponge,  et la langue – la sienne « la seule où (il se) comprenne, la française des jeux, puisqu’il s’agit d’écriture »… On l’aura compris : ici le sérieux du propos est largement tempéré par un humour décapant. En fait là où le bât blesse et suscite l’intolérance de l’auteur c’est l’utilisation du possessif :  « mon ressenti … Serait-ce du français québécois ? (…) Sous cette forme, l’opinion que l’on a des choses, ce parti pris candide, reste en travers de la page comme un cierge et six bottes de navets dans une tartelette goskeuse » (2) On laisse au futur lecteur le plaisir de découvrir la chute du texte signé par Hubert Haddad.Réconfortés, on a décidé de poursuivre la lecture de ce Dictionnaire des mots en trop, en suivant l’ordre alphabétique des soixante-six entrées, de « L’Absolu » à  « Vacances »,  signées respectivement par Belinda Cannone et Jean-Philippe Domecq. Dans la foulée de Hubert Haddad, on y a trouvé des textes drôles, humoristiques comme celui consacré par Franck Lanot à « problématique », un mot lié au souvenir d’un « professeur de philosophie qui ressemblait à Georges Perec » et des plans de dissertations où il fallait « articuler une problématique ».  Ici point de rejet de « ce vocable plein et austère » qui « nous place d’emblée dans ce qui le propre de l’homme : le point d’interrogation », mais l’auteur épingle avec malice, les glissements de terrain qui affectent le mot…

Comme dans tout dictionnaire, il arrive qu’on y découvre de nouveaux mots, ou plutôt un usage méconnu d’un mot connu    Comme « tripode » dont on apprend qu’il désigne « cet obstacle dérisoire et passablement agaçant que la Régie des mondes souterrains jette dans les pattes des usagers ». Et Christophe Pradeau de s’interroger : « Pourquoi diable parler de tripode alors que la langue française dispose de tourniquet, affecté depuis belle lurette à cet usage? ». On se le demande. Et c’est vrai, l’usager tétrapode – même en règle avec la Régie – renâcle devant ce « truc » si mal commode quand il est chargé et résiste  au mot désignant ce « tourniquet à trois branches », comme nous l’indique le dictionnaire …

Le vocable « Belle-mère », honni par Lucile Bordes est un cas intéressant, car ce mot « en trop » renvoie à un mot « manquant » qui lui, n’aurait pas « marâtre » pour synonyme (vieilli) dans le dictionnaire… Rien d’étonnant à ce que le texte s’achève sur les dernières lignes de Blanche-Neige… Avec « Belle-mère », on bute aussi sur ces mots forcément réducteurs, sorte de libellé social qui ne rend pas compte de la singularité des situations.

Et puis il y a des francs-tireurs, comme Philippe Garnier, qui a décidé de s’en prendre non à un mot, mais à un mode : le conditionnel! Une entreprise assez singulière, menée bien sûr au conditionnel, d’où résulteraient de nombreux bienfaits, de « l’assainissement général de la littérature et du langage »  à la  « décroissance programmée »…  Avec toutefois un bémol à cette éradication : « Les peuples d’Europe, auraient-ils survécus » sans « cette usine à chimères ?»… « La question  mériterait d’être posée »…  C’est fait. Grâce soit rendue au Dictionnaire des mots en trop!

Un dictionnaire parfois source de perplexité: car si on rejette les mots « artiste » et « plasticien », comme le suggèrent respectivement Christian Doumet et Malek Abbou, qu’est-ce qui nous reste pour désigner celles et ceux qui oeuvrent dans l’art ? Et  « l’entrée des artistes », va-t-elle être condamnée?…

Et puisqu’il faut bien un mot de la fin, fût-il « en trop »,  ce sera « deadline »! Rémi David , d’abord méfiant vis à vis des mots en trop – il est l’un des deux auteurs du dictionnaire faisant référence à Georges Orwell et la novlangue de 1984 (3) – avoue qu’il est des mots qu’il n’aime pas et qu’il n’utilisera pas autrement « que pour pointer du doigt leur dangerosité ou faire sentir leur odeur nauséabonde ». Deadline est de ceux-là, qui signe « la mort des mots français « délai » et « échéance » – on recommande la lecture de la très jolie digression sur ce dernier mot – et avec eux l’exécution des expressions « dernier délai », « date limite », date butoir »… Et pour finir on apprécie la préférence affichée de Rémi David pour la ligne de vie, plutôt que pour la ligne de mort…

Une préférence que partagent certainement les organisateurs du Dictionnaire des mots en trop, qui songent déjà à un autre « dictionnaire »! À suivre…

 

(1) Pour lire l’article, cliquer ici.
(2) L’auteure de cet article ignorait ce qu’est une « tartelette goskeuse ». Une recherche sur internet a fourni la réponse … et la recette loufoque, inventée par Edward Lear, écrivain, illustrateur et ornithologue britannique connu pour sa poésie, né le 12 mai 1812 à Highgate, une banlieue de Londres et mort le 29 janvier 1888.
(3) avec Cécile Ladljali pour le mot « moratoire ».

Editions Thierry Marchaisse
221 rue Diderot
94300 Vincennes
Tél. : +33 (0)1 43 98 94 19
Contact : contact@editions-marchaisse.com

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