
Eduardo Arroyo, « Espoir et désespoir d’Angel Canivet 1 », 1977
Illustrer la diversité des modes de perception par le sens de la vue, tel est le propos de « Regards », cette nouvelle exposition dans la demeure parisienne de Victor Hugo. Elle réunit quelque quatre-vingt oeuvres – peintures, sculptures, dessins, gravures, photographies – issues des collections des musées et institutions de la Ville de Paris. La particularité de l’exposition vient du fait que sa conception et son élaboration ont été confiées à un collectif d’une quinzaine de personnes, des non spécialistes issus du monde de la psychiatrie, en collaboration avec Paris Musées. (1) Pour le représenter, ce collectif a choisi de créer un personnage fictif de commissaire d’exposition nommé Lucienne Forest. Il en résulte une exposition originale, passionnante et documentée, où le visiteur découvre les oeuvres au fil d’un parcours à la fois cohérent et subjectif.
À voir jusqu’au 19 juin 2022
Mercredi 16 février 2022, 12h, au premier étage de la Maison de de Victor Hugo, va commencer la troisième session de la matinée dédiée à la présentation à la presse de l’exposition Regards, sous le signe de l’insolite : il y a là autant de journalistes et invités que de commissaires qui arborent tous un badge au nom de Lucienne Forest… les premiers étant priés de s’abstenir de photographier les seconds. Lesquels, en guise de prologue tel le choeur dans le théâtre grec antique, ne vont pas tarder à déclamer à tour de rôle les mille et une modalités du regard …
Non que l’exposition vise à « épuiser le sujet », puisqu’elle est le fruit d’un choix, décliné dans un parcours organisé en quatre parties : le regard tourné vers soi, le regard ouvert sur le monde, le regard inventant une réalité, enfin le regard contemporain, dans un monde submergé d’images. « Ce voyage par et dans le regard s’effectuant à travers des oeuvres d’art qui témoignent de ce ce que les artistes, hier comme aujourd’hui, ont su discerner, méditer et transmettre ». Toutes et tous les Lucienne Forest interviendront pendant la visite pour commenter les oeuvres exposées et expliciter ce parcours, avec plus ou moins de facilité, mais toujours avec pertinence.

Autoportraits de Rembrandt / Photos db
À commencer par cette première salle dédiée à l’oeil, la vue, ce sens qui semble avoir la prééminence. Ne permet-il pas « de percevoir la lumière le mouvement et construire notre représentation du monde ? ». L’oeil, regard sur l’autre, est aussi regard sur soi, comme dans l’autoportrait. Dans ce registre, se font face une série d’eaux-fortes de Rembrandt, petits formats gravés de 1629 à 1639, « le portrait comme journal intime », et une série de diapositives de Brion Gysin (1916-1986), où ce poète et peintre proche de de la Beat Generation interroge la notion même d’autoportrait : Am I that I am? (Suis-je ce que je suis?)…

Jean Fautrier, « Les yeux », 1940 / Photo db
Mais qu’advient-il quand les yeux font défaut? Ou, du moins quand l’artiste a décidé d’en priver le visage, comme l’a fait Jean Fautrier dans un masque de plâtre réalisé en 1940 et intitulé Les yeux? En dépit de leur absence, l’émotion sourd devant ces deux orbites vides qui expriment « ce que l’humain peut engendrer de plus sombre ».
On quitte le clair obscur de cette première approche du regard, pour aborder la deuxième partie de l’exposition, au premier abord plus lumineuse, avec notamment tout un jeu de miroirs. Pourtant, le visiteur va y être confronté à des dispositifs au sein desquels les oeuvres se laissent découvrir plus ou moins facilement à son regard, de plus en plus difficilement même. Comme si l’on passait du regard à travers une fenêtre, puis une lucarne ou une porte entrebâillée, pour enfin aller regarder quasiment par le trou de la serrure, en vrai voyeur ! Mais ne l’est-on pas toujours, finalement, de manière licite ou illicite…

Jules Dalou, « Baigneuse surprise » / Photo db
De la simple observation du couple attablé dans un café, peint par Jean Béraud (1849-1935), ou de cet homme seul, affalé sur la nappe blanche d’une table, figurant pour Eduardo Arroyo (1937-2018) l’Espoir et désespoir d’Angel Canivet, à l’oeil collé à un orifice pour y surprendre la femme nue (Baigneuse surprise, sculpture de Jules Dalou (1838-1902), tels les vieillards de la Bible épiant Suzanne prenant son bain…
Il y a aussi ce qu’on ne voit pas – ou ne veut pas voir – et qui est pourtant sous nos yeux : ces « invisibles », à la marge ou exclus de la société, comme les Biffins, photographiés par Caroline Feyt. Ou encore La gitane dissimulée au milieu des couches d’affiches lacérées sur les plaques de tôles entourant un chantier et que Raymond Hains a récupérées et exposées dans une galerie. Le regard qui déchiffre, donne forme.
Voir l’invisible, c’est aussi voir la réalité autrement en laissant libre cours à l’imagination. Invitation au rêve et à la vision, cette troisième partie de l’exposition ne pouvait que rendre hommage à l’ancien occupant des lieux : un mur entier est tapissé de citations empruntés à Le Promontoire du songe. Un texte que Victor Hugo a écrit trente ans après l’expérience unique vécue en observant le relief lunaire à la lunette astronomique, prétexte à une vaste réflexion sur « ce rôle central de la faculté qu’a l’homme d’aller au-delà de la réalité ». Quelques-uns de ses dessins de paysages imaginaires viennent illustrer cette faculté, auxquels s’ajoutent les clichés aux perspectives étranges pris par le photographe franco-slovène Klavdij Sluban en 2013 dans la maison d’exil du poète à Guernesey et une des lithographies d’Odilon Redon illustrant de l’ouvrage d’Edward Bulwer Lytton, La Maison hantée.

« Narcisse », Marco Melgrati /Photo db
C’est encore entre mythe et réalité que s’achève ce parcours dédié aux regards. D’abord avec un constat : nous sommes « submergés d’images et notre perception du monde – qui transite par des écrans – est devenue presque exclusivement visuelle ». Mais cette tyrannie de l’image nous renvoie à quelques mythes anciens qui mettent en jeu le regard et souvent de façon tragique. À commencer par « la folie des selfies et la malédiction de Narcisse qui n’a de cesse d’admirer son reflet », ce que résume parfaitement l’illustrateur italien Marco Melgrati.
Quant à « l’omniprésence des caméras de surveillance et des drones », elle évoque le géant Argos aux cent yeux… N’y a-t-il pas de quoi être « médusé »? L’oeuvre saisissante de Stéphane Pencréac, Persée et la Méduse, nous rappelle le stratagème d’Athena pour permettre à Persée de tuer la Méduse : un bouclier poli lui permettra de voir la gorgone tout en évitant son regard pétrifiant… On notera que la tête de Méduse dessinée par Bourdelle est accrochée à l’envers : délicate attention de Lucienne Forest pour éviter au visiteur d’être transformé en pierre …

Stéphane Pencréac, « Persée et la Méduse », 2011 / photos db
Lucienne Forest justement. On sait que c’est Paris Musées qui lui a proposé d’être commissaire d’exposition, qu’elle a accepté, qu’il lui a fallu trois ans – il y a eu deux confinements – pour mener à bien cette entreprise, après s’être plongée dans les collections des musées de la Ville de Paris avec passion, établissant avec les oeuvres un véritable dialogue, « les yeux dans les yeux », dont certains cartels en forme de bulles se font l’écho… Tout cela elle l’explique blanc sur noir à l’entrée de l’exposition. Mais on aimerait quand même en savoir un peu plus sur la commissaire amateure fictive.
Le souhait du visiteur est en partie exaucé puisque sont affichés en fin d’exposition, là où se trouve le « bureau » de Lucienne Forest -véritable cabinet de curiosités (2) – quelques éléments d’une identité que le collectif a forgée au fil des mois « en découvrant ses goûts, ses habitudes et son histoire personnelle »…

Exposition « Regards » à la MVH, le bureau de Lucienne Forest / Photos db
De celle-ci on vous dira seulement que Lucienne Forest est née en 1975 à Lourdes, d’une mère professeur d’art et d’un père armurier. Que son frère aîné est mort quand elle avait dix ans, que bien plus tard elle a fait un burn out, que la proposition de Paris Musées l’a cueillie en pleine réflexion sur sa vie professionnelle, qu’elle y a pris, « au passage, beaucoup de plaisir ». « Cela m’a rendue un peu confiante – j’allais dire : heureuse… », écrit-elle.
Eh bien nous aussi, avions-nous envie de dire.
Fera-t-elle d’autres expositions? De quelle façon va-t-elle rebondir?, avons-nous demandé. « De façon démocratique », nous a-t-on répondu… À suivre donc.
En attendant, pour en savoir plus sur Lucienne Forest et découvrir son exposition Regards, rendez-vous à la Maison de Victor Hugo. Des visites guidées ont lieu tous les mercredis et samedis à 16h jusqu’au 4 juin 2022.

Victor Hugo, « ruine d’un burg « , mai 1847 / Photo db
(1) Le collectif est constitué de soignants et patients du secteur 3 du Groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris Psychiatrie et Neurosciences et du groupe d’entraide mutuelle (GEM) Le Passage. Cette collaboration est le troisième volet d’une convention signée en 2016 entre Paris Musées et le GHU Paris. Au sein de la Maison de Victor Hugo le projet est porté par Vincent Gille, conservateur du patrimoine, et Inga Walc-Bezombes, responsable du service des publics.
(2) L’espace du bureau de Lucienne Forest a été conçu et réalisé par les étudiants en DN MADE (diplôme national des métiers d’art et du design) scénographie de l’École supérieure d’Arts appliqués Duperré.
Maison de Victor Hugo
6, Place des Vosges
75004 PARIS
Tél. : 01 42 72 10 16