Les contes cruels de Paula Rego

La grande artiste anglo-portugaise est décédée le 8 juin 2022, à l’âge de 87 ans.

Une importante exposition au Musée de l’Orangerie à Paris en 2018/19 avait permis de
découvrir son oeuvre « singulière, puissante et dérangeante ». On pourra lire ou relire

ci-dessous l’article publié à cette occasion.

Paula Rego, « la fille du policier »  1987 © Paula Rego. Courtesy Marlborough Fine Art

À 80 ans passés, l’artiste portugaise Paula Rego fait enfin l’objet d’une exposition conséquente dans un musée parisien.(1) Rassemblant quelque soixante oeuvres –  peintures et gravures des années 1980 à 2000 – ces « Contes cruels », s’ils constituent davantage une anthologie qu’une rétrospective, permettent néanmoins une approche cohérente de l’art singulier, puissant et dérangeant de Paula Rego. Un art figuratif et narratif qui puise son intensité et souvent sa violence dans la propre vie de l’artiste, la complexité des rapports humains, la condition des femmes, la cruauté des contes, l’incohérence des rêves, le brouillage des frontières entre l’humain et l’animal. L’intérêt de cette exposition du musée de l’Orangerie réside aussi dans le fait de présenter des oeuvres de Goya, Redon, Daumier ou Louise Bourgeois, en contrepoint de celles de Paula Rego. À voir jusqu’au 14 janvier 2019.

Paula Rego est née à Lisbonne en 1935, sous la dictature de Salazar, « une société implacable, mortelle pour les femmes » (2). Paradoxalement, c’est grâce à son père, profondément libéral et conscient du talent de sa fille pour le dessin et la peinture, qu’en 1952 elle quitte le Portugal pour l’Angleterre où elle va étudier à la Slade school of Fine Art de Londres. C’est là qu’elle rencontre le peintre Victor Willing qui deviendra, des années (et trois enfants) plus tard, son mari. De 1957 à 1974, le couple vit au Portugal, où Paula Rego commence à se faire connaître à travers des collages très politiquement incorrects, notamment contre les guerres coloniales. Durant cette période, elle partage son temps entre le Portugal et Londres où elle expose en 1962 et 1965 et où elle s’installera définitivement en 1974. En 1976, grâce à une bourse de la Fondation Gulbenkian, elle se plonge dans l’univers des contes et de leurs illustrations, au fil des mois passés au British Muséum et à la British Library, « certains rencontrent Dieu, d’autres les contes », dira-t-elle. Une manière « d’aller aux origines, à ce qui est en nous et ne connaissons pas ». Son style redevient alors plus figuratif. En 1987, elle expose avec succès sa série Girl and Dog.

Paula Rego, « La Danse » 1988 © Tate London 2018

Le tableau La danse choisi pour l’affiche et exposé dans la première salle est daté de 1988. C’est l’année où son mari meurt d’une sclérose en plaques détectée vingt ans plus tôt et qui l’a progressivement cloué sur un fauteuil roulant. Cette scène de danse au clair de lune, à la fois réaliste et onirique, peut être lue comme une évocation des années, plutôt heureuses, où le couple et ses trois enfants ont vécu au Portugal, à Ericeira, sur la côte. Willing, au premier plan, danse avec une partenaire dont la blondeur évoque une autre femme que son épouse – rappel sans doute d’un épisode douloureux. Paula Rego, ce serait plutôt cette figure féminine imposante en costume traditionnel qui, tournant le dos à la mer et ignorant les danseurs, s’avance seule mais résolue, vers ce qui est à venir…

La Tate Gallery achète ce tableau en 1989. La même année, l’artiste fait l’objet d’une première exposition personnelle, « Paula Rego : Nursery Rhymes », à la prestigieuse Galerie Marlboro Fine Art de Londres, qui la représente désormais. Réalisant ses propres illustrations gravées de cescomptines pour enfants, elle fait ressortir la cruauté et la perversion souvent sous-jacentes dans les contes pour enfants.

Paula Rego, « Femme-chien » © Musée de l’Orangerie/Sophie Boegly Crépy

À partir des années 1990, Paula Rego travaille au pastel. C’est avec cette technique qu’elle réalise des oeuvres de grand format.  Habitée par une certaine littérature et culture visuelle du XIXe siècle, réaliste et fantastique  – Jane Eyre, Peter Pan, Daumier, Goya, Lewis Carroll, Hogarth, Ensor, Degas… , elle y mêle des éléments autobiographiques et des thèmes de société. On l’aura compris, les histoires sont au coeur de sa création artistique. Des « histoires » avec lesquelles elle prend des libertés: « tout en aimant les histoires je veux les malmener comme lorsqu’on cherche à faire du mal à la personne que l’on aime ». Une ambivalence qui traverse son oeuvre. Comme ces Mulheres Cão (femmes-chien)  : « Dans ces tableaux chaque femme-chien n’est pas opprimée, mais puissante ».

Paula Rego, Dancing Ostriches © Musée de l’Orangerie/Sophie Boegly Crépy

Le cinéma sera aussi source d’inspiration, lorqu’en 1995, sollicitée dans le cadre de l’exposition célébrant le centenaire du cinéma, Paula Rego s’inspire  de la Danse des autruches du film Fantasia de Walt Disney pour créer la série Dancing Ostriches. Dans ces tableaux au pastel, les femmes sont massives, comme souvent, et maladroites, à l’instar des volatiles. En contrepoint, les danseuses de Degas, elles aussi sans véritable grâce et au pastel, sont bienvenues…

Paula Rego, élément de gauche du tryptique « The Fisherman » (« Le Pêcheur ») © Musée de l’Orangerie/Sophie Boegly Crépy

Dans les dernières oeuvres présentées (années 2004-2005), c’est un personnage de théâtre qui apparait, le « Pillowman », inspiré de la pièce du même nom de Martin McDonagh (3) qu’elle découvre en 2003. Cet « homme oreiller » est au coeur de deux grands triptyques, celui du pêcheur et  le Pillowman… Dans ce personnage, dont l’apparence peut paraître effrayante, Paula Rego projette l’image de son père, protecteur et aimant. C’est à ses côtés qu’elle a découvert livres et images …

Par ailleurs, dans son atelier de Londres, Paula Rego façonne et met en scène mannequins, poupées et masques, crée des personnages ou animaux qu’elle transforme et travestit, les installant dans des sortes de saynètes. Elle s’entoure de sculpteurs comme Cathie Pilkington ou Ron Mueck, son gendre, dont on peut voir le Pinocchio dans l’exposition.

Paula Rego, « O Anjo », 1998 © Musée de l’Orangerie/Sophie Boegly Crépy

Quant au tableau O Anjo, impressionnante figure féminine d’ange à la fois gardien et vengeur, glaive dans la main droite et éponge dans l’autre, symboles de la Passion du Christ, on peut y voir – au-delà de l’histoire (O crime do Padre Amaro) qu’il conclut (4) – comme une représentation à la fois réaliste et symbolique de la femme : forte, déterminée et agissante, telle que la sait et la souhaite Paula Rego…   

Unique artiste femme du groupe de l’École de Londres qui regroupe entre autres Francis Bacon, Lucian Freud ou David Hockney, elle y a toute sa place avec une oeuvre qui, largement reconnue en Angleterre et au Portugal (où elle a son musée), ne l’est pas encore suffisamment en France.

Espérons que cette exposition au musée de l’Orangerie contribue à la faire mieux connaître, en attendant la rétrospective qui donnera enfin toute la mesure de l’oeuvre de Paula Rego … ( 5)

Paula Rego, Pinocchio ©-Musée de l’Orangerie/Sophie Boegly Crépy

(1) Une première exposition de Paula Rego avait été présentée en 2012 à la Fondation Calouste Gulbenkian à Paris, en partenariat avec la Fondation Paula Rego/Casa das Histórias à Cascais au Portugal.
(2) Paula Rego, in Histórias & Segredos, un film de Nick Willing, le fils de l’artiste. Dans ce documentaire passionnant réalisé en 2016, Paula Rego a accepté de se confier sur sa vie et son oeuvre. (Édité en dvd)
(3) Dramaturge et réalisateur britannique que son film Three Billboards (Les panneaux de la vengeance) en 2017 a fait connaître.
(4) Il s’agit d’une série de tableaux (1998) basée sur le roman O crime do Padre Amaro, de l’écrivain portugais du XIXe siècle, Éça  de Queiroz. Le livre, publié en 1875, a été censuré à l’époque pour son anti-cléricalisme.
(5) On pense à la rétrospective Amadeo de Souza Cardoso (1887-1918), organisée au Grand-Palais en 2016 et qui nous avait permis de découvrir l’originalité de ce peintre portugais.

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