
Exposition « MachinaXion », Escalier d’honneur © Photo Emmanuel JF Riche
… ou plutôt, 60 ans plus tard, sur les pas de la création par Edgar P.Jacobs de l’album Le Piège diabolique dont l’action se déroule dans le village de La Roche-Guyon, au coeur du parc naturel régional du Vexin français, et notamment dans son château millénaire dont le donjon domine la Seine. L’exposition MachinaXion. Mortimer prisonnier du temps au Château de La Roche-Guyon, invite le visiteur à parcourir une double histoire, celle inventée par l’auteur et celle du lieu, dans une scénographie qui mêle subtilement l’univers fantasmatique de Jacobs et le « mille-feuille » architectural unique du château. Un double voyage dans le temps sur fond sonore du Faust de Gounod…
À voir jusqu’au 27 novembre 2022.
Si l’opéra de Gounod accompagne le visiteur tout au long de sa visite, dès l’entrée par l’escalier d’honneur, c’est bien sûr pour évoquer le caractère faustien de la tentation à laquelle cède Mortimer en embarquant dans le chronoscaphe inventé par le professeur Miloch Georgevitch, dont il a déjà croisé la route dans S.O.S. Météores, ce dangereux physicien auteur d’une terrible machine à détraquer la météo pour le compte d’une puissance étrangère… Mais c’est aussi pour rappeler que la vocation première de Edgar P. Jacobs est le chant lyrique, après son « coup de foudre à 14 ans, en 1917, quand son père l’a emmené à l’opéra », indique Thierry Bellefroid, co-commissaire de l’exposition avec Éric Dubois. (1) Un « choc esthétique » né « de la combinaison du chant, de la scène, avec ses décors, costumes, lumières, mais aussi des thèmes éternels du bien, du mal, de la tentation diabolique, de l’utilisation de la science à des fins individuelles et destructrices », que l’on retrouve dans ce 9ème album. Lequel est un peu spécial, puisque pour la première fois Blake est absent et Mortimer – « au fond le vrai héros, le scientifique, aventurier des temps modernes » – est confronté à lui-même…
La musique et les images format XL de la BD qui jalonnent la montée des marches de l’escalier d’honneur, sont comme une sorte de « bande annonce » de l’exposition, laquelle ne commence véritablement qu’à l’étage. Les commissaires de MachinaXion ont fait en sorte que le parcours de l’exposition suive celui de la visite du château, afin de « ne jamais entrer en compétition avec le lieu » et que le visiteur soit libre de choisir son centre d’intérêt.
C’est pourquoi, avant d’aborder les documents concernant l’élaboration du Piège diabolique exposés dans les salons XVIIIe, c’est par le pigeonnier et le donjon que commence la visite. Il aura fallu gravir les quelque 250 marches très inégales de l’escalier troglodyte qui y conduit, pour découvrir le paysage qui a séduit Jacobs en quête d’un site pour cet album dont la trame est un voyage dans le temps. Le donjon concorde avec la partie médiévale de l’histoire, tandis que le méandre de la Seine et ses berges conviennent à l’épisode préhistorique. (2) C’est des hauteurs que Jacobs a découvert ce site à la fin des années 1950, puisque, le château n’étant pas ouvert au public à l’époque, c’est par le chemin des crêtes (3) qu’il a accédé à cette partie de l’édifice ancrée dans la falaise.

Photo db
En redescendant on s’arrête au pigeonnier où des bulles ponctuent la pierre nue, tandis qu’un trône de bois – « fabriqué pour l’occasion et fidèle au dessin de Jacobs », souligne Éric Dubois – est installé devant un mur d’images reproduisant des scènes de l’épisode médiéval avec le triste Sire Gui de La Roche.

Eric Dubois et Thierry Bellefroid, co-commissaires « MachinaXion » ©
Changement d’époque et de décor en accédant aux salons où la visite se poursuit avec la présentation des documents originaux – planches, photos, archives – qui éclairent la méthode de travail de Jacobs. Il y a notamment les photos prises par l’auteur lors de ses repérages, « certaines sont la préfiguration des cases où rien ne va changer », précise Thierry Bellefroid. On découvre aussi la minutie du travail avec calques, parfois jusqu’à six, pour modifier ou corriger les planches, avant le moment délicat de l’encrage. Ses dessins à la mine de plomb montrent que l’auteur belge était un « excellent dessinateur, puisant notamment son inspiration dans le cinéma allemand, en noir et blanc », souligne Éric Dubois. « Même s’il est un excellent coloriste, le premier d’ailleurs en 1942 à faire de la couleur en direct ».

Photo db
Dans le Grand Salon, c’est à l’abri des tapisseries des Gobelins ornant les murs que se dévoilent les secrets du Piège diabolique, dans une confrontation inédite d’images, l’oeil du visiteur allant de La toilette d’Esther à Mortimer errant dans un paysage préhistorique fantasmé…
Un passage par le salon chinois puis par la bibliothèque « fantôme » permet de feuilleter en numérique l’album entier annoté de la main de Jacobs avant sa publication, de découvrir l’univers des produits dérivés du Piège diabolique et un documentaire réalisé à l’occasion du 75ème anniversaire des Aventures de Blake & Mortimer, en septembre 2021.

Portrait E.P JACOBS © Collection Fondation E.P. Jacobs
Mais il est temps de passer à la dernière partie de la visite . Pour cela, il faut redescendre, traverser la Cour aux Chiens et accéder aux boves, ces souterrains creusés dans la falaise depuis les origines du château. « On ne sait pas si Jacobs en connaissait l’existence, mais cela correspond bien à sa vision », indique Éric Dubois. (4)
Le parcours dans ce dédale souterrain est assez saisissant. Dans les alcôves de la casemate, sont affichés des agrandissements des lettres concernant la censure dont Le Piège diabolique a été l’objet en France. Car, « ce soixantième anniversaire est en fait celui de la non parution de l’album ». Lequel est censuré en raison « des nombreuses violences qu’il comporte et de la hideur des images illustrant ce récit d’anticipation » peut-on lire dans le courrier officiel adressé au directeur des Éditions Dargaud. Ces termes vont terriblement blesser Jacobs qui en gardera une profonde amertume. Il faudra attendre cinq ans pour la publication en France.

Un futur post apocalyptique dans le secret des boves © Amand Berteigne

« MachinaXion », Le Chronoscaphe © Photo Emmanuel JF Riche
Des projections sur grand écran font écho à la partie anticipation du voyage de Mortimer projeté en 5060, dans un futur post-apocalyptique … Et la visite souterraine s’achève par la reconstitution du Chronoscaphe et d’une partie du laboratoire du Pr. Miloch. Cette machine à voyager dans le temps a été réalisée à l’occasion d’une exposition en 1997 pour célébrer le dixième anniversaire de la mort d’Edgar P. Jacobs, et a depuis lors été conservée dans les boves du château. (5) La scénographie très science-fiction invite à se croire dans l’antre du Pr. Miloch…
Et c’est un peu avec l’impression d’avoir voyagé dans le temps, entre réalité et fiction, que le visiteur retrouve la clarté du jour, dans la grande cour du château.
Lequel visiteur pourra peut-être s’arrêter à la boutique du château pour éventuellement y acheter le catalogue de l’exposition, présenté sous la forme originale d’une carte routière (100×120 cm) réalisée en collaboration avec Michelin. Au recto, un grand poster de l’affiche de l’exposition voisine avec l’itinéraire de Paris-La Roche-Guyon emprunté par Mortimer. Au verso se trouveront des textes de contributeurs dans différents domaines – scientifique, littéraire … – ainsi que des textes des deux commissaires. Et s’il veut se replonger dans les aventures de Blake et Mortimer, notre visiteur aura le choix, il trouvera tous les albums sur place. Enfin, il pourra prolonger sa visite par le potager-fruitier dont il aura pu admirer l’impeccable tracé géométrique depuis le donjon. (6)

Le potager-fruitier du château de La Roche-Guyon vu du donjon © db
(1) Thierry Bellefroid est journaliste à la télévision belge. Il est aussi l’auteur de romans, nouvelles, scénarios de bande dessinée et d’essais sur la BD. Il a fait partie pendant six ans du comité de sélection du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême.
Éric Dubois est professeur agrégé de Design, normalien, et enseigne à l’École Boulle à Paris. Avec Thierry Bellefroid, il a partagé le commissariat et la direction artistique de l’exposition Scientifiction, Blake et Mortimer au Musée des Arts et Métiers en 2019. Il est membre de la Fondation E.P. Jacobs.
(2) Le Piège diabolique se déroule dans deux périodes du passé (Préhistoire et Moyen Âge), une période du futur (5060) et la période contemporaine à l’action du livre (le début des années 60).
(3) Perché à plus de 120 mètres sur les falaises de craie surplombant la Seine, le chemin des crêtes relie le village de Vétheuil – où Claude Monet a vécu plusieurs années avant de s’installer à Giverny – à La Roche-Guyon, seule commune d’Ile-de-France classée parmi les plus beaux villages de France.
(4) En 1944 le château est devenu un des postes essentiels de commandement de l’armée allemande, le maréchal Rommel y installe son QG et les boves sont aménagées en dépôt de munition.
(5) Le Chronoscaphe a été entièrement restauré en 2016 par les élèves du lycée Le Corbusier de Cormeilles-en-Parisis.
(6) Ce jardin de 3,5 hectares, restauré en 2004 dans son tracé d’origine, selon les plans de 1741, fait partie des cinq jardins remarquables du Val d’Oise. Sa production est labellisée bio depuis 2013 et, selon la saison, certains produits sont en vente à la boutique du château.
Le Château de La Roche-Guyon
1, rue de l’Audience
95780 La Roche-Guyon
À partir de la gare Saint-Lazare :
Prendre le train jusqu’à Mantes-la-Jolie.
La Roche-Guyon est desservie par la ligne de bus 95-11