L’Histoire de Moïse a inspiré à Nicolas Poussin une série de tableaux dont quelques-uns ont été transposés en tapisseries. L’exposition Poussin et Moïse, Histoires tissées éclaire le contexte historique et la problématique artistique de cette transposition. Restaurées et rassemblées pour la première fois depuis le XVIIe siècle, ces tapisseries réalisées à la Manufacture royale des Gobelins, après avoir été présentées à la Villa Médicis de Rome et au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, sont à la Galerie des Gobelins à Paris jusqu’au 16 décembre 2012, dans une exposition enrichie de découvertes récentes au sein des collections du Mobilier national.
Pendant 25 ans, de 1625 à 1650, Nicolas Poussin a peint une petite vingtaine d’ oeuvres sur le thème de Moïse. Et c’est vingt ans après la mort de l’artiste en 1665, qu’il sera décidé d’en traduite huit en tapisseries. L’exposition permet donc de voir pour la première fois ces chefs d’œuvres tissés – dont on ignore quelle fut leur destination première : Versailles ? Fontainebleau ?.. – aux côtés de deux tableaux originaux de Poussin et de deux cartons peints totalement inédits : Moïse et le serpent d’airain et La Manne dans le désert.

François Bonnemer, « La Manne dans le désert », carton peint avant restauration / Constanza Ceradini
Mais pourquoi Poussin ? Eléments de réponse avec Marc Bayard, conseiller pour le développement culturel et scientifique au Mobilier national et co-commissaire de l’exposition, devant le carton peint de La Manne dans le désert, réalisé par François Bonnemer sous l’autorité de Charles Le Brun (1), d’après l’original de Poussin (peint en 1639 et conservé au Louvre): « On est devant le summum de la peinture classique. Poussin était peu apprécié à Paris où il lui est reproché de se cantonner dans les petits formats. Mais après sa mort son œuvre est commentée à l’Académie royale de sculpture et de peinture, notamment ce tableau de La Manne dont on apprécie le classicisme. Le classicisme du théâtre de Racine puis de Corneille, c’est-à-dire de savoir allier unité et diversité, raconter plusieurs épisodes qui tendent vers une seule histoire, en l’occurrence la tombée de la Manne, qui est la préfiguration du corps du Christ ». On peut voir dans cette œuvre une sorte de « manifeste esthétique, conjuguant diversité et unité, avec une référence constante à la sculpture antique reprise par les maîtres comme Raphaël».
- « La Manne dans le désert », d’après Nicolas Poussin, 337x660cm Tapisserie de haute lisse de laine et soie rehaussée d’or, 1685, Paris, Mobilier national / Isabelle Bideau
Raphaël, justement, avec qui commence l’exposition au rez-de-chaussée de la Galerie des Gobelins. Le peintre italien « est un peu l’instigateur de l’histoire de l’art dans cette affaire, puisque la toute première commande de tapisserie est celle de Léon X à Raphaël au tout début du XVIe siècle, pour décorer la Chapelle Sixtine, explique Marc Bayard. Un acte fondateur qui va marquer l’histoire de l’art, notamment lorsque, à la fin du XVIIe siècle, le roi et Colbert, puis Louvois, vont se tourner vers Poussin comme ‘le nouveau Raphaël français’, dans un art que, paradoxalement, Poussin ne maîtrisait pas du tout ».
Le peintre français, parti à Rome dans les années 1620 était revenu à Paris en 1640, sollicité par Louis XIII et Richelieu pour superviser les travaux au Louvre, concevoir des tableaux d’église et des cartons de tapisseries. Des commandes que Poussin n’honorera que très peu, avant de repartir définitivement en Italie. En 1664, un an avant la mort du peintre, Louis XIV et Colbert l’auront pressenti pour devenir le premier directeur de la toute nouvelle académie de France à Rome, la future Villa Médicis…
Poussin verra donc sa place de grand artiste officiellement consacrée avec la volonté royale de transposer certaines de ses œuvres en tapisseries et de leur donner, enfin, les dimensions « monumentales » auxquelles Poussin s’était toujours refusé, en préférant la peinture de chevalet.
- « L’Adoration du Veau d’or » d’après Nicolas Poussin, 340×520 Tapisserie de laine et soie rehaussée d’or, avant 1685, Paris, Mobilier national / Isabelle Bideau
Une transposition qui « n’est pas seulement le passage d’un petit format devant être vu de près au grand format du cinémascope, d’un carton commandé à un artiste à une tapisserie de 4m sur 2,5m… il a fallu modifier la composition pour rendre quelque chose de magistral, car on devient le spectateur d’une scène de théâtre », explique Marc Bayard. Il y a aussi la question de la couleur : « comment passe-t-on d’un art de l’étalement de la couleur à un art du pixel ? car le tissage c’est du pixel, nœud par nœud, à la main… un carré de 1cm de côté peint en rouge, lorsqu’il passe à un carré de 5cm de côté, ne peut pas être que du rouge… C’est tout l’art du lissier. Nous avons un atelier des couleurs, avec un nuancier de plus de 28000 couleurs – et on peut en créer d’autres : on est parti de 14 000 couleurs au XIXe siècle – certaines tapisseries ont quelque 200 couleurs. La couleur est un problème, pour la transposition et pour la conservation : les tapisseries Le Passage de la mer Rouge et Le Veau d’or, par exemple, ont un peu perdu de leurs tonalités», fait remarquer le commissaire.
On se laisse distraire un instant par des images mouvantes qui défilent au plafond: Il s’agit d’une commande pérène faite par le mobilier national à l’artiste François Rouan, auteur d’une vidéo (L’Envers des Corps) qui transforme ce premier étage de la Galerie des Gobelins en une sorte de chapelle Sixtine avec le revers de la tenture d’Artémise…
Dans le cadre de l’exposition, carte blanche a été donnée à Vincent Bioulès qui a investi le salon carré de la Galerie des Gobelins. « Cette installation a pour fonction de montrer que la vocation du Mobilier national depuis le XVIIe siècle est de confier à des artistes la réalisation de tapisseries », explique Marc Bayard.
En l’occurrence, la Cour des comptes à l’occasion du bicentenaire de l’institution créée par Napoléon, a passé commande à Vincent Bioulès de cartons pour deux tapisseries, La Cour sous l’Empire et La Cour sous la République. Les tapisseries, tissées aux Gobelins et à Beauvais, ornent l’entrée de la cour des comptes depuis février 2012. Tandis que pour l’installation des Gobelins les deux cartons peints côtoient un ensemble de mobilier, canapé et fauteuils, réalisé avec des tissages de Beauvais à partir de cartons de Raoul Dufy. Le tout repose sur un tapis contemporain d’Etienne Hajdu (2).
La prochaine Carte blanche sera donnée à Yan Pei Ming, du 6 octobre au 16 décembre 2012. L’artiste proposera une relecture d’un thème du Nouveau Testament, la crucifixion.
Ce sera sans doute l’occasion de découvrir, outre l’œuvre de Yan Pei Ming jamais montrée à Paris, d’autres trésors des collections du Mobilier national… (3)

« Moïse sauvé des eaux », d’après Nicolas Poussin, 350x495cm, Tapisserie de haute lisse de laine et soie rehaussée d’or, vers 1683, Paris, Mobilier national / Isabelle Bideau
(1) François Bonnemer (1638-1689) était le peintre des Gobelins. Le carton peint de La Manne a été redécouvert en décembre 2011 dans les collections du Mobilier national. En très mauvais état, il a été restauré pour l’exposition.
Charles Le Brun (1619 -1690), le peintre et décorateur de Louis XIV, était admirateur de Poussin et deux de ses œuvres, aux côtés des huit de Poussin, ont servi de modèles à la réalisation de l’ensemble des tapisseries de la Tenture de Moïse présentée dans l’exposition.
(2) Le grand Cercle, 1988, atelier de la Manufacture de la Savonnerie de Lodève.
(3) Pour en savoir plus sur les manufactures du Mobilier national, cliquer ici