« DU BLEU AUX BLEUS  » : une enfance dans la Résistance

DU BLEU AUX BLEUX COUVERTURE LIVREÀ 82 ans, Abèle-France Ataroff a mis par écrit ses souvenirs de petite fille puis de jeune adolescente à Marseille pendant l’occupation allemande entre 1940 et 1944. Du Bleu aux Bleus est un récit touchant, simple et vrai, très éclairant sur le quotidien de ceux et celles qui ont d’emblée choisi de s’opposer à l’occupant et au régime de Vichy. Abèle-France Ataroff a su retrouver le regard qui fut le sien, de l’enfance insouciante à la prise de conscience de l’engagement de ses parents puis du sien. Sa mère mourra à ses côtés et elle même sera grièvement blessée, portant encore aujourd’hui  les séquelles de ses blessures. On ne saurait trop recommander la lecture de ce témoignage, publié fin 2012 aux éditions Persée. 

Ecrire ce récit s’est imposé comme un  » besoin logique » à celle qui « avec d’autres Résistants » s’est fait un devoir  de témoigner dans les collèges et lycées « des valeurs et principes acquis lors des combats pour la Libération« . Sous la plume d’Abèle-France – un prénom qui sonne déjà comme un manifeste – le mot Résistant s’écrit toujours avec une majuscule. Elle en connait le poids et la valeur, elle sait ce qu’il a impliqué d’idéal, mais aussi de danger et de douleur, de solitude et de tardive reconnaissance pour ces combattants de l’ombre : « Le trauma de guerre,  cicatrice indélébile, reconnu aux Résistants qui ont pu constituer leur dossier médical seulement en 1995-97« , nous confie-t-elle. Elle évoque d’ailleurs cet aspect dans le préambule au récit, relatant brièvement ce que pouvait avoir de pénible et douloureux les convocations d’expertise médicale, cinquante ans après, alors que pendant tout ce temps il avait bien fallu vivre avec et malgré le handicap de la souffrance, physique et psychologique.

Et la vie, Abèle-France l’a explorée, vécue dans toutes ses dimensions : des études, un métier (orthopédiste), une famille, des enfants, du talent : elle est artiste peintre. C’est une de ses oeuvres qui illustre la couverture du livre, exprimant la « dislocation des corps dans les camps de concentration« , explique-t-elle. Jusqu’à ce récit donc, « délicat » à écrire et pour lequel il lui a fallu mobiliser beaucoup d’énergie : « Sur l’ordi, la nuit, sans trop réfléchir je sors de ma mémoire en désordre les souvenirs. Le  lendemain avec les ciseaux, je coupe, colle et reconstruit le récit« . Dans cette entreprise nouvelle pour elle – « je ne suis ni écrivaine, ni historienne » – elle aura le soutien de son mari, Michel, de ses fille et petite-fille, d’un ami avocat – qui défend depuis 40 ans son dossier d’aggravation des séquelles de guerre.

Abèle-France Ataroff, juillet 2012 © db

Abèle-France Ataroff, juillet 2012 © db

« Je suis née pleine de vie dans une famille française républicaine, généreuse et honnête« , écrit Abèle-France. Ce sont des mots comme ceux-ci, justes et simples, qui d’emblée donnent le ton au récit.

Elle a 5 ans, lorsqu’à l’été 1936 ses parents quittent Angoulême pour Marseille. « J’arrive des Vertes Charentes, ce passage vers Marseille la bleue était une légèreté, un espoir et un avenir « , confie-t-elle. Avant de devenir « un cauchemar » :  « Marseille est bleue et blanche, la mer est bleu outremer, les ombres au zénith sont  indigo; puis, arrive  l’Allemand qui a un uniforme gris-vert, la faim, le froid, la peur, les coups « … Du bleu aux bleus. 

Abèle-France nous fait partager d’abord les « moments paisibles » qui précèdent la guerre, avec les jeux et plaisirs de l’enfance dans cette nouvelle vie marseillaise. Au sortir de l’école elle rejoint sa mère ouvreuse au cinéma et se « régale de la fin des films« . Et lorsqu’il lui arrivera de regarder les « actualités », l’impressionnent les sifflets « par lesquels quelques spectateurs courageux manifestaient leur réprobation aux événements de la guerre« .

Vient la guerre avec la mobilisation, puis la foule chaotique de l’exode en train avec sa mère vers Bordeaux, chez la tante et la Grand-Mère. Des noms prononcés avec haine (Hitler et Mussolini), une succession d’événements que la petite fille de neuf ans vit dans la confusion. « Je fais maintenant partie de ce flot d’enfants innocents qui ressentent les effets de la guerre » et qui vont entrer «  dans le monde des adultes« , un peu plus tôt que prévu.  Car il faut apprendre à se taire, y compris dans sa propre famille : la marraine qui l’aide pour ses devoirs occupe des responsabilités au sein du gouvernement de Vichy ne doit pas savoir, bien sûr, que son frère, le père d’Abèle-France, lui, « résiste ».

Ce père qui en 1942, après avoir longuement hésité, se résoud à confier à la petite fille qui a « encore l’âge de l’innocence » une première mission. Il s’agit de transmettre un message : « J’ai un mot à dire et je dois oublier aussitôt« . Elle s’en acquitte bravement : « Je dois avouer que c’était à la limite de mes possibilités », écrit-elle.

Portrait de Lucie Robin,  la mère d'Abèle-France © A-F. Ataroff

Portrait de Lucie Robin, la mère d’Abèle-France © A-F. Ataroff

Avec l’envahissement par les Allemands de la zone sud en novembre 1942, arrive le temps de la « double vie » pour les Résistants,  et leur famille. Rétrospectivement Abèle-Fance se penche sur la perception de cette époque  « glauque, chaotique » par l’enfant qu’elle était, pour conclure : « J’ai l’impression que l’on se prépare pour la vie  une volonté nécessaire au courage, sur la durée, contre l’usure quotidienne« .

L’appartement marseillais sert d’hébergement clandestin temporaire à des Résistants, des maquisards, des réfractaires au S.T.O. dans un contexte de rationnement et de pénurie. Le père, actif dans toute la région du sud-est sous sa couverture de représentant de commerce, est souvent absent et c’est la mère d’Abèle-France qui gère la maison. « Je frissonnais à l’idée de perdre ma mère« … La gravité de la situation n’empêche pas quelques anecdotes sur les ruses et débrouillardises qui permettent de survivre au quotidien.

Un quotidien qui est celui des rafles et des déportations. Un jour de 1943, l’oeil averti d’Abèle-France à la fenêtre permettra à son père de faire prévenir les personnes susceptibles d’être emmenées dans la rafle en cours… « À son retour, mon père ne dit rien. je ne demande rien. Nous nous regardons. Il sourit. Une camarade, son petit frère et sa grand-mère ne furent pas arrêtés ce jour-là« .

La Grand-mère d’Abèle-France n’aura pas cette chance. Elle ne se remettra pas de son séjour de déportation à Fréjus et mourra faute de soins à l’hôpital où elle a été internée par un de ses fils … Chagrin et colère.

Aux privations, à la faim, au froid – l’hiver 1943-44 est particulièrement rigoureux-,  « à la complexité de  notre vie de Résistants » vont s’ajouter les bombardements de l’aviation alliée. Notamment celui du 27 mai 1944 qui surprend Abèle-France et ses parents dans leur appartement. Une note nous apprend que ce bombardement qui n’a atteint aucun objectif militaire a fait quelque 2000 morts et 4000 blessés…

Lucie robin et sa fille Abèle-France à Marseille en 1943 © A-F. Ataroff

Lucie robin et sa fille Abèle-France à Marseille en 1943 © A-F. Ataroff

La petite fille est maintenant une jeune adolescente qui « fusionne » avec sa mère qu’elle accompagne lorsqu’elle ne va pas en classe pour porter  messages ou paquets. « Nous passons pour deux promeneuses« … »Les femmes Résistantes ont un quotidien ordinaire, les faits essentiels passent inaperçus« . Mais suite à une dénonciation la clandestinité « partielle » doit devenir « totale« .

Abèle-France et sa mère se réfugient dans la campagne marseillaise,  à Vaufrèges. Ses parents poursuivent leur activité clandestine, tout en s’efforçant de protéger leur fille par leur silence.  « L’enfant, puis la fillette que je suis devenue doit en savoir le moins possible, même en ayant aidé mes parents. Je suis une Résistante tout à fait consciente. À treize ans il ne pouvait en être autrement. Nos vies sont liées par un danger commun« . Ce qui n’empêchera pas une  mission « de liaison » à Marseille, qu’elle doit accomplir seule. Une seconde tournera court en raison d’un bombardement. Elle s’en tirera.

Le 15 août 1944,  les Alliés ont débarqué en Provence et le 23 a commencé la libération de Marseille qui sera achevée cinq jours plus tard. Ce 24 août la chaleur est écrasante, sa mère a « passé une jolie robe bleue fleurie« . Apparaissent des soldats des forces de Libération qui descendent des collines et commencent à avancer à découvert. Lucie Robin qui a eu un contact le matin même sait que les Allemands ne se sont pas encore rendus. Avec sa fille, elle va à leur rencontre pour les prévenir. Elle est tuée et Abèle-France grièvement blessée. Le dos et les jambes criblés d’éclats d’obus qui ont aussi perforé les intestins. Son père est vivant.

Abèle-France Ataroff à côté de la Stèle érigée à Valfrèges en hommage à sa mère et elle-même © A-F. Ataroff

Abèle-France Ataroff à côté de la Stèle érigée à Vaufrèges  © A-F. Ataroff

« L’Après » : Il sera très difficile, on s’en doute. Quelques lignes l’évoquent, pudiquement mais avec force. « Ne pas occulter, agir, parler« … Témoigner encore et toujours de valeurs dans un monde qui continue « à  entasser scandaleusement les cadavres« …
C’est ce que fait ce livre, « qui est aussi un hommage aux femmes, à ma mère« .

Soixante sept ans plus tard, une stèle commémorative a été érigée à Vaufrèges, rappelant les circonstances où la mère d’Abèle-France a trouvé la mort et où elle-même a été grièvement blessée.


Editions Persée :

29 rue de Bassano – 75008 Paris –  Tél. 01 47 23 52 88
38, Parc du Golf – 13856 Aix-en-Provence –  Tél. 04 42 29 84 10
http://www.editions-persee.fr

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