Sabine Weiss, grande figure de la photographie humaniste, est décédée le 27 décembre 2021 à l’âge de 97 ans.

Sabine WEISS / JOEL SAGET / AFP

Fin 2014, à l’occasion de ses 90 ans, neuf photographes lui avaient rendu hommage lors de l’exposition « Déclics » organisée à la Maison européenne de la Photographie (MEP) à Paris. Ces photographes professionnels, d’environ un demi-siècle les cadets de Sabine Weiss avaient été invités à réaliser chacun une image dont ils avaient eu le « déclic » à partir d’une photographie de leur ainée. L’exposition de leurs clichés – qui font désormais partie de la collection de la MEP – en regard de ceux qui les avaient inspirés avait été un rare moment de partage et d’émotion photographiques. Retour sur cette exposition.

"La tête dans les étoiles", © Florence Levillain / Signatures

« La tête dans les étoiles », © Florence Levillain / Signatures

« Faire des images de ce que je vois dans la vie est un bonheur, une nécessité même. Pour moi, saisir l’instant, exprimer l’émotion, attraper le geste ou l’ambiance de la chose vue et communiquer cette vision à autrui est la passion du photographe. » Ces propos de Sabine Weiss ont trouvé leur écho dans les clichés signés de ces neuf photographes, nés entre 1964 et 1980.

SABINE WEISS MODIANOChacun à sa manière s’est inscrit dans la filiation « humaniste » de Sabine Weiss à partir d’une photographie choisie et interprétée du point de vue formel, du lieu, ou de l’histoire racontée ou suggérée, ou de l’émotion suscitée, ou un peu de tout à la fois. Outre la découverte de ces clichés originaux, l’exposition Déclics permet de mettre la signature de Sabine Weiss sur des photographies que l’on connaissait sans leur attribuer d’auteur.

"Vancouver, Canada"© Jean-Christophe Bechet

« Vancouver, Canada »© Jean-Christophe Bechet

Comme  cette Sortie de métro à Paris (1955), retrouvée récemment en couverture  d’un livre de Modiano, et dont s’est inspiré Jean-Christophe Béchet. Pour le photographe né en 1964, « au-delà de son dynamisme évident, cet instantané montre la précision du cadrage chez Sabine Weiss. On retient souvent sa capacité à saisir sur le vif des attitudes ou des regards et on néglige parfois sa grande rigueur de cadrage« . En écho Jean-Christophe Béchet a photographié une sortie de métro à Vancouver, au Canada, en s’appuyant « sur la lumière, l’ombre et la géométrie du cadrage« .

"La petite Egyptienne", 1983 © Sabine Weiss // 2014 ©Philippe Guionie / MYOP

« La petite Egyptienne », 1983 © Sabine Weiss // 2014 ©Philippe Guionie / MYOP

S’il est une photo très connue qui illustre cette capacité de Sabine Weiss à saisir les regards, c’est bien celle de La petite Egyptienne (Louxor, 1983). Partant de cette « icône de la photographie du XXe siècle« , Philippe Guionie (né en 1972) est allé en Egypte à la recherche de cette petite fille. Il a trouvé et photographié Amira, 11 ans,  fille de la petite Egyptienne. « La mère d’Amira s’appelait Oum Khalsoum, sa famille se souvient d’elle comme d’une femme libre. Amira connaîtra-t-elle cette liberté ? », s’interroge le photographe.

Il est aussi question de mère et de fille, avec Marion Poussier qui s’est inspirée  de la photographie d’une femme de ménage prise par Sabine Weiss à Roissy en 1980. La jeune photographe (née cette même année 1980) a été touchée par ce portrait « simple et direct » et, engagée elle-même dans un projet sur les femmes de ménage, elle  a photographié une jeune fille dont la mère fait ce métier. « Dans ces deux images je vois le même sentiment de mélancolie et d’attente face à la vie« , écrit Marion Poussier.

© Viviane Dalles, Signatures //  © Sabine Weiss

© Viviane Dalles, Signatures // © Sabine Weiss

Pour Viviane Dalles, le processus « déclic » a été en quelque sorte inversé : c’est après avoir photographié sa mère hospitalisée pour une tumeur maligne au cerveau qu’une photo de Sabine Weiss « a refait surface« . La vieille femme se joue de la maladie et de sa photographe de fille en créant un masque avec ses mains – doigts arrondis autour de chaque oeil – face à l’objectif, refaisant ainsi le geste moqueur d’un petit garçon photographié par Sabine Weiss en 1990.

"Courses à Auteuil" 1952 © Sabine Weiss

« Courses à Auteuil » 1952 © Sabine Weiss

L’humour, c’est « ce qui fait souvent déclic » chez Florence Levillain en regardant les images de Sabine Weiss. La photographe (née en 1970) a choisi un cliché bien connu de son ainée, Courses à Auteuil, Paris (1952). Ici point de chevaux en premier plan, mais des hommes en pardessus et chapeau juchés sur des chaises plantées sur la pelouse pour mieux voir la course au loin. Un mélange de réalisme traduit dans « un graphisme sobre et exigeant » et de « quelque chose d’à la fois extraordinaire qui m’a inspirée pour créer dans mon image une lumière un peu surnaturelle« , écrit Florence Levillain qui a substitué aux « hommes qui se surélèvent pour une raison quelque peu mercantile de pari aux courses (…) des enfants qui eux se surélèvent… pour mieux voir les étoiles« . Transposition formelle et détournement de sens font surgir une très belle image (voir plus haut) qui pour la photographe est aussi une façon « de rendre hommage aux autres images de Sabine, tellement poétiques, où elle porte un regard très doux et touchant sur l’enfance« .

Birmanie © Mat Jacob / Tendance Floue

Birmanie © Mat Jacob / Tendance Floue

Un regard sur l’enfance qui a motivé le choix de Mat Jacob pour une photo moins connue de Sabine Weiss, prise dans un monastère en Birmanie en 1996. On y voit un groupe de jeunes enfants dans un moment de détente, s’amusant visiblement de ce que raconte celui qui est au centre. Le photographe (né en 1964) s’est rendu dans le monastère sur les traces de cet enfant. Ayant appris qu’il s’était marié et était parti, il a décidé de ne pas poursuivre sa quête mais de réaliser une photo avec de jeunes moines sur place et dans le même contexte : « 18 ans après rien n’a bougé ou presque. les enfants se succèdent, apprennent, chahutent et grandissent. (…) Comme si 18 secondes s’étaient écoulées entre ces deux images« .

"Homme dans le brouillard", Paris 1951© sabine Weiss

« Homme dans le brouillard », Paris 1951© sabine Weiss

Les choses ont  bien changé par contre entre la photo de policiers new-yorkais prise par Sabine Weiss en 1961 et celle du Shérif Colby dans le Vermont réalisée par Stéphane Lavoué pour Déclics. Le photographe (né en 1976) travaillant sur un projet aux Etats-Unis a été séduit par cette image de « deux flics dans la nuit, nimbés de la fumée des trottoirs new-yorkais. Des passants flous, dansant, presque. » Un détail le frappe : « les deux policiers ne sont pas armés! ». Il aura cette image en tête quand il va photographier le shérif et son équipement : taser, pistolet automatique, chargeurs, menottes… La couleur et le portrait visiblement posé accentuent la différence. « Changement d’époque?« , se demande Stéphane Lavoué.

© Catalina Martin Chico / Cosmos

© Catalina Martin Chico / Cosmos

Dans la photo retenue par Catalina Martin Chico, l’atmosphère serait plutôt celle de la  Vienne du Troisième homme. Mais en fait c’est à l’angle du boulevard Murat, à Paris, que Sabine Weiss a photographié en 1951 cette silhouette solitaire sur le trottoir, dans le brouillard et la nuit. Une photo où chacun peut laisser libre court à son imagination… La photographe (née en 1969) y répond par une image prise en Chine, celle d’une femme doublement dissimulée par son voile de musulmane et la fumée qui s’élève de ce qu’elle est en train de cuire, « du pain pour aller le vendre« , précise l’auteure de la photo. Une précision qui n’ôte pas son mystère au personnage et à la situation.

Quant aux amoureux saisis sur un banc parisien par Sabine Weiss en 1982 et ceux photographiés en Belgique trente-deux ans plus tard par Cédric Gerbehaye, s’ils ont en commun leur jeunesse, leur intimité grave et tendre volée à la ville ou à la fête, leur histoire (éphémère?) que les images en noir et blanc ont figée en un instant nous restera à jamais inconnue…

Sabine Weiss en 2013 © Radio France

Sabine Weiss en 2013 © Radio France

Sabine Weiss, quelques éléments de biographie :

Sabine Weiss, 1954 © sabine Weiss

Sabine Weiss, 1954 © sabine Weiss

Sabine Weiss est née en 1924 à Saint-Gingolph en Suisse. Attirée très jeune par la photographie, elle commence à photographier à l’âge de 8 ans avec un appareil photo acheté avec son argent de poche. Après voir étudié la technique photographique à Genève et obtenu son diplôme en 1945, elle ouvre un atelier avant de partir s’installer définitivement à Paris en 1946. Elle devient alors, à 22 ans, l’assistante du célèbre photographe de mode Willy Maywald. Son travail photographique est pluridisciplinaire, photographe de mode, de publicité, photographe du monde, photographe humaniste, reporter…

À partir de 1952, Sabine Weiss est représentée par l’agence Rapho, qui est aussi celle de Robert Doisneau, Willy Ronis,  Edouard Boubat… Elle se marie avec le peintre américain Hugh Weiss, rencontre de nombreux artistes, Jean Cocteau, Utrillo, Miro, Lartigue, Giacometti… Son travail est exposé dans des lieux prestigieux : le MoMA, le Metropolitan Museum, le Centre Georges Pompidou, la Maison européenne de la photographie, la Kunsthaus de Zürich…

les photographes de Déclics :

Catalina Martin-Chico, Cédric Gerbehaye, Florence Levillain, Jean-Christophe Béchet, Marion Poussier, Mat Jacob, Philippe Guionie, Stéphane Lavoué, Viviane Dalles.

La Maison Européenne de la Photographie (MEP)
5 Rue de Fourcy
75004 Paris
01 44 78 75 00

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