De la Comédie-Française à l’Odéon, les LABICHE se suivent…

Jacques Weber (Martin) et Laurent Stocker (Agénor) ©Pascal Victor

Jacques Weber (Martin) et Laurent Stocker (Agénor) ©Pascal Victor

et ne se ressemblent pas!

« Un Chapeau de paille d’Italie » solaire et déjanté à la Comédie-Française avait réchauffé un début d’hiver dont on ne savait pas encore qu’il serait si long… au point de le disputer encore au printemps lorsque « Le Prix Martin » du même Eugène Labiche viendrait s’installer sur la scène de l’Odéon-théâtre de l’Europe avec son décor de cimes enneigées helvètes pour livrer derrière le comique une vision plutôt grinçante de la gent humaine… Une autre facette d’un auteur habituellement associé au vaudeville de mouvement.  

À voir jusqu’au 5 mai 2013.

Flaubert avait apprécié cette comédie d’Eugène Labiche, lors de sa création au Palais-Royal à Paris, en 1876,  » une bouffonnerie » qu’il a trouvé « pleine d’esprit« . Mais il déplore que « pas un des mots de la pièce n’a fait rire, et le dénouement, qui semble hors ligne, a passé inaperçu« . Quelques jours plus tard, dans une autre correspondance, il évoque à nouveau la pièce « un bijou et dont le dénouement (qui) est un chef-d’oeuvre d’originalité et de profondeur a laissé le public complètement froid ». (1) Flaubert se serait même écrié à l’issue de la représentation : « C’est du Molière!… »

Un siècle et quelques décennies plus tard, si l’on a ri dans la salle de l’Odéon à cette nouvelle mise en scène de Le Prix Martin par  Peter Stein, c’est autrement.  Cela n’avait rien à voir avec la gaité permanente qui avait accompagné Le Chapeau de paille d’Italie sur la scène de la Comédie-Française, avec la présence bondissante de Pierre Niney dans le rôle de Fadinard et les trouvailles scéniques de Giorgio Barberio Corsetti et Massimo Troncanetti, sans oublier la musique et les chants. Bien loin de nous aussi l’idée mal venue d’opposer sur le terrain de la mise en scène l’exubérance du sud à l’austérité de l’Europe du nord . D’autant qu’en lisant un entretien de Peter Stein on apprend qu’il vit depuis 25 ans en Italie…

25 ans, c’est d’ailleurs ce qui sépare le Labiche du Chapeau de paille d’Italie (1851) de celui du Prix Martin . Et comme le rappelle Jean Jourdheuil, conseiller dramaturgique de Peter Stein pour Le Prix Martin, « en 1876, on sort à peine du grand traumatisme de la défaite, suivie de la Commune. l’ombre d’une restauration monarchique plane encore sur le nouveau régime, extrêmement fragile« . Voilà pour le contexte. Auquel la pièce emprunte au moins un de ses personnages: cet Agénor Montgommier, ancien membre de la garde nationale, partenaire des interminables parties de bésigue avec son ami Martin dont il a l’épouse pour maîtresse, n’est-il pas l’écho du duc Agénor de Grammont, ce ministre des Affaires étrangères de Napoléon III qui avait été le plus farouche partisan de la guerre et que Bismarck considérait comme «l’un des hommes les plus bêtes de l’Europe»…

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Jacques Weber, Laurent Stocker et Christine Citti (Loïsa) © Pascal Victor

Mais s’il y a dans Le Prix Martin le trio constitutif du vaudeville – le mari, la femme et l’amant -, quelques quiproquos et des répliques qui font mouche, le spectateur n’est pas embarqué dans la mécanique d’une succession effrénée d’actions. (2) « Cette pièce n’a aucun des caractéristiques du vaudeville, on serait tenté de la considérer comme une comédie bourgeoise, une comédie de moeurs« , écrit Peter Stein qui évoque même « une étrange mélancolie » flottant au dessus de cette comédie.

S’il y a le regard du metteur en scène qui donne sa « teinte » à la pièce, celle-ci n’en est pas moins singulière, notamment par son dénouement, qui éclaire rétrospectivement tout ce qui a précédé. Et on ne s’étonne pas qu’elle ait laissé Flaubert si admiratif.  Car enfin, il y a du Bouvard et Pécuchet dans Martin et Agénor, dans l’ordinaire bêtise et ce retour à la case départ, puisque le rideau tombe comme il s’était levé sur les deux amis plongés dans une partie de bésigue. Mais le ménage a été fait pour que rien ne puisse plus venir troubler l’amitié retrouvée des deux compères, désormais débarrassés des inconvénients de l’amour et du sexe, en un mot, de la femme! Loisa, l’épouse et maîtresse, s’en est allée bien loin, emportée par le cousin Hernandez Martinez, roi des Chichimèques dont elle ne sera que la favorite, puisqu’il est marié… C’est la grande perdante de l’affaire, d’une pièce profondément misogyne.

Oui, les femmes sont sottes, versatiles et lubriques – les échos sonores des ébats du jeune couple Bartavelle en voyage de noce  ponctuent toute la pièce, Bathilde préférant la chambre d’hôtel à la visite des sites touristiques suisses, au mépris des conventions bourgeoises qui veulent que « pour en parler au retour, il faut les avoir vus« , plaide en vain Edmond…

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Mais du côté des hommes, cela ne vole pas non plus très haut et s’ils tirent leur épingle du jeu, n’en sont pas moins égoïstes, lâches et prédateurs, tout à la fois ou selon les âges de la vie. Le mari doublement trompé, n’ira pas jusqu’au bout de son projet de vengeance : Agenor ne sera ni empoisonné, ni précipité dans les profondeurs de la « Sublime horreur » (la chute de l’Aar à Handeck ainsi vantée dans les guides touristiques), même s’il semble que la trahison de l’amitié soit coup plus rude que celle de l’amour. L’amant de son côté, ne sachant comment se débarrasser d’une maîtresse aux exigences devenues encombrantes, pour retrouver une amitié sans culpabilité avec son partenaire au bésigue…

Après avoir frôlé la séparation – dont Martin avait dicté en détail les règles toutes acceptées par Agenor – , les  deux amis finalement se réconcilient, au nom des témoignages d’amitié passés et à l’issue d’un dialogue savoureux. Car comme le dit Peter Stein, « tout, chez Labiche niche dans le détail« . Lequel « détail » prend ici la forme d’un rond, un rond de serviette suisse qu’Agénor offre à Martin  – « Acceptez mon rond » -, à quoi Martin pour ne pas « être en reste » offre sa tabatière qu’Agénor couvre de baisers : »elle ne me quittera plus« !  Libre à chacun d’interpréter la portée symbolique de cet échange …

Et c’est ainsi, qu’à la faveur d’un jeu de cartes trainant sur la table du salon, le chétif Agénor, et le massif Martin se remettent à jouer tranquillement au bésigue.

Saluons Jacques Weber et Laurent Stocker, impeccables Martin et Agenor.

Laurent Stocker, Jacques Weber et Jean-Damien Barbin (Pionceux, frère de lait et domestique de Martin) © Pascal Victor

Laurent Stocker, Jacques Weber et Jean-Damien Barbin (Pionceux, frère de lait et domestique de Martin) © Pascal Victor


(1)
La première lettre, datée du 6 février 1876, est adressée à George Sand, la seconde, du 18 février, à Madame Brainne.

(2) Une mécanique à l’oeuvre dans les pièces de Feydeau, dont Un fil à la patte est sans doute l’exemple le plus abouti. Et qu’on a tout particulièrement pu apprécier dans la mise en scène de Jérôme Deschamps créée en 2010 à la Comédie-Française , reprise dans la salle Richelieu du 21 mars au 9 juin 2013.

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Un commentaire pour De la Comédie-Française à l’Odéon, les LABICHE se suivent…

  1. Hervé Guillemot dit :

    Merci pour ces regards…
    Vive le théâtre!
    RV

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