« Aujourd’hui, le monde est mort » (Lost human genetic archive) : partant de ce postulat, Hiroshi Sugimoto a réalisé une trentaine de variations artistiques, en écho aux récits sur la fin du monde laissés par des personnages fictifs allant de l’apiculteur à l’homme politique, en passant par le fétichiste ou le collectionneur de météorites… Collectionneur l’artiste japonais l’est aussi, qui mêle objets disparates et créations photographiques dans les vastes espaces du Palais de Tokyo devenus champs de ruines. Double invitation au plaisir esthétique et à la méditation … À voir jusqu’au 7 septembre 2014.

Petite pagode (gorinto) à 5 anneaux représentant les 5 éléments : la terre, l’eau, le feu, l’air, le vide… Pour Sugimoto, elle est « la borne qui nous indique le chemin du retour, vers un paysage de mer (photo HS/2011 ) dénué de présence humaine, enfermé dans une sphère de verre optique » © db
« Aujourd’hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas » : ainsi commencent tous les textes écrits de la main, parfois tremblée, des derniers survivants. Trente trois récits de la fin d’un monde, accompagnés d’objets devenus vestiges. Ce chiffre ne doit rien au hasard, « inspiré par le Sanjûsangen-dô ou « Pavillon des trente-trois baies », édifié à Kyoto sur ordre de l’empereur retiré Go-Shirakawa, qui tentait ainsi de représenter sur terre le monde de l’Au-delà bouddhique« , explique Hiroshi Sugimoto, dans un texte liminaire où il donne quelques indications sur la conception et le parcours de l’exposition, se faisant le passeur de son oeuvre, tel un nocher devenu bienveillant pour nous conduire sur cette immense scène de l’humanité disparue pour avoir créé son propre enfer.
Oui, « vers où se dirige cette humanité incapable d’empêcher sa propre destruction au nom d’une croissance aveugle ? », l’interrogation, résumée par Akiko Miki, commissaire de l’exposition, est bien le fil conducteur de cette mise en scène de fin du monde orchestrée par Hiroshi Sugimoto.
Vers quel sanctuaire mènent ces marches de pierre, dissimulé par un mur de vieilles tôles ondulées et défendu par une divinité farouche au sommet d’une colonne en bois ? Un agencement à la fois précaire et imposant, surmonté de plusieurs clichés de la série The Lightning Fields, réalisée 2009 (épreuves gélatino-argentiques), évocation des toute premières manifestations de la vie.

« L’Artiste contemporain » © db
Plus « réelles » les traces fossiles que l’on peut imaginer rassemblées par Le paléontologue dont le récit – le premier des trente-trois – décrit une espèce humaine, à l’instar de tous les mammifères, rayée de la surface de la terre faute d’air respirable…
De l’autre côté des tôles ondulées nous attend la société de consommation avec l’alignement des conserves de soupe à la tomate Campbell’s, version 3D de l’oeuvre de Andy Warhol, réalisée avec des boites vides « vieillies sur le balcon du studio de l’artiste« , nous dit-on. Il est vrai qu’un « beau jour, la cote d’Andy Warhol a brusquement chuté. Ses peintures de boites de soupe Campbell’s sont devenues moins chères que les véritables soupes en conserve et une crise financière mondiale a éclaté« , nous apprend le récit de L’artiste contemporain qui meurt « avec la fierté de savoir que c’est l’art qui a déclenché la disparition du monde« …

Le Spécialiste des religions comparées © db
Humour et dérision se mêlent au tragique dans ce parcours de fin du monde. Comme cette bouteille vide de Romanée-Conti, antidatée à l’année 0028, vestige de La Cène. Laquelle est représentée par une photographie d’Hiroshi Sugimoto prise au musée de cire de Madame Tussaud à Londres et qui, abimée par un séjour dans l’eau lors de l’ouragan Sandy en 2012, s’est « transformée en une oeuvre marquée par une superbe patine » avec le visage du Christ « à moitié dissout« , raconte l’artiste. Résultat : une installation à la fois éloquente et esthétiquement réussie pour illustrer le récit du Spécialiste des religions comparées dont l’athéisme à fallu lui coûter la vie dans un « contexte de paranoïa généralisée » et de « massacres dus à des conflits religieux« …
De quoi décourager Le secrétaire général des Nations Unies : « Mais nous avons compris trop tard que liberté et égalité allaient contre notre nature« … Déchiqueté, le drapeau des Nations Unies… « L’homme est capable de commettre les pires horreurs au nom d’un idéal« , renchérit L’idéaliste…

« La création de la Société des Nations était-elle vraiment indispensable », se demande son Secrétaire général? © db
De récit en récit, le visiteur poursuit sa déambulation parsemée d’objet et pièces hétéroclites – appartenant pour la plupart à la collection de l’artiste et de l’Odawara Art foundation – mais dont la présence organisée, la juxtaposition inattendue – provocante ou poétique- sont toujours signifiantes. Plus que les récits, parfois redondants, c’est cette mise en scène des choses qui suscite l’intérêt et est source de plaisir esthétique.

Love-Doll Ange (Koyuki), fabriquée par Orient Industries © db
Retour au point de départ – qu’on se rassure, une échappée est possible avant la fin du circuit, au cas où l’on en éprouverait le besoin… Ce ne fut pas notre cas – devant le texte liminaire de Sugimoto. Où il nous rappelle aussi que le Palais de Tokyo doit son nom à l’Avenue de Tokio sur laquelle donnait – côté Seine – le bâtiment construit en 1937, et qui « avait été appelée ainsi en l’honneur du Japon, allié de de la France lors de la Première Guerre mondiale« … Avant d’être rebaptisée Avenue de New-York « en l’honneur des Etats-Unis » en février1945. Lesquels, six mois plus tard larguaient la bombe atomique sur Hiroshima, puis Nagasaki … On n’avait pu s’empêcher d’y penser à ces ruines là avant d’arpenter celles mises en scène par l’artiste. Avec leur l’ambivalence, car pour Hiroshi Sugimoto, « les ruines, incarnation de l’anéantissement à venir de toutes choses, sont les plus belles réalisations jamais produites par les civilisations humaines« …
L’exposition s’inscrit dans le cycle L’État du ciel entamé en février 2014.
Palais de Tokyo
13 avenue du Président Wilson
75116 Paris
01 81 97 35 88