De l’outil d’atelier au fantasme : « Mannequin d’artiste, mannequin fétiche » au musée Bourdelle

A gauche : Anonyme, Italie, Mannequin néoclassique, vers 1810 Bois et articulations de métal, tête et corps peints à l’huile/Accademia Carrara, Bergame © Comune di Bergamo - Accademia Carrara A droite: Alan Beeton, "Reposing II", vers 1929 Huile sur toile, Collection Particulière, Londres © Beeton Family Estate

A gauche : Anonyme, Italie,Mannequin néoclassique, vers 1810 / Bois et articulations de métal, tête et corps peints à l’huile/Accademia Carrara, Bergame © Comune di Bergamo – Accademia Carrara
A droite: Alan Beeton, « Reposing II », vers 1929 / Huile sur toile, Collection Particulière, Londres © Beeton Family Estate

 

C’est à une bien belle et surprenante exposition que nous convie le musée Bourdelle pour sa réouverture après un an de chantier. Mannequin d’artiste, mannequin fétiche évoque l’histoire et les métamorphoses de ces objets de bois ou de tissu utilisés par les peintres et sculpteurs, de la Renaissance à aujourd’hui. Ce simulacre du corps humain a vu sa fabrication et son statut changer au gré de l’évolution des techniques, de la connaissance du corps et des conceptions de l’art, jusqu’à sortir de son rôle obscur pour devenir le sujet même de la peinture à partir du XIXe siècle. De l’objet d’atelier à l’objet fantasmé, les mannequins, tableaux, sculptures, photos et documents rassemblés au musée Bourdelle invitent à d’étonnantes rencontres et découvertes au fil d’un parcours remarquablement scénographié.
À voir jusqu’au 12 juillet 2015. 

Mannequin d’artiste, mannequin fétiche a demandé six années de préparation à Jane Munro, conservateur des peintures et dessins au Fitzwilliam Museum de Cambridge, en Angleterre, où l’exposition a d’abord été présentée en 2014 avant de s’installer au Musée Bourdelle à Paris. Un choix on ne peut plus pertinent, puisque, comme le rappelle Jérôme Godeau, co-commissaire de l’exposition, « l’histoire du mannequin, commence dans l’atelier du sculpteur« , et très certainement en Italie, si l’on se réfère au sculpteur florentin Filarete (1406-1469) qui, dans son Traité d’Architecture, recommandait l’usage d’une « petite figure de bois aux membres articulés » pour apprendre à dessiner les draperies « di naturali ». (1)

De haut en bas : dans l'atelier du sculpteur/ dans la salle de peinture © db

De haut en bas : dans l’atelier du sculpteur/ dans la salle de peinture © db

L’exposition commence elle aussi dans l’atelier du sculpteur où le visiteur est d’abord invité à pénétrer pour y découvrir un intrus, tranquillement attablé au milieu des sculptures de bronze et de pierre d’Antoine Bourdelle : un mannequin grandeur nature, de tissu, de bois et de cire. C’est celui du peintre anglais Alan Beeton (1880-1942) qui le représentera dans une série de toiles, dont l’une (Reposing II) figure dans l’exposition.

Même scénario dans l’intimité de l’atelier de peinture du sculpteur entièrement rénové où un mannequin de bois à échelle humaine, est installé en position de repos sur une méridienne. (2)

Si le mannequin de grande taille participe de cette « quête du corps idéal qui est la quête même de la sculpture« , souligne Jérôme Godeau, en version réduite, ce petit modèle de bois et parfois de cire s’est avéré tout aussi utile pour la composition du tableau, pour « mettre une histoire ensemble« . En témoigne la reconstitution de l’étonnante « grande machine » de Nicolas Poussin avec son théâtre de figurines enfermé dans un caisson en bois. Ce dispositif servait à l’artiste pour la composition initiale de certains de ses tableaux, en l’occurrence « L’extrême onction » (1642). L’aménagement d’ouvertures réglables sur les côtés et le dessus du caisson permettait aussi d’étudier les variations de lumière…

Par l'oeilleton de la "Grande machine" de Poussin…

Par l’oeilleton de la « Grande machine » de Poussin…© db

 

La plupart des figures en bois articulées des XVIe et XVIIe siècles qui sont parvenues jusqu’à nous sont de fabrication allemande ou autrichienne. Mais à partir de la fin du XVIIIe siècle, la fabrication de mannequins devient « une spécialité française et parisienne« , Paris s’imposant alors en Europe comme la capitale d’un  » mannequin perfectionné « . Lequel se devait d’avoir un « squelette », une ossature interne de bois ou de métal offrant une souplesse comparable à celle du corps humain, et être doté d’une finition externe, ou « garniture », imitant l’apparence des muscles, de la chair, de la peau et des traits du visage. Ces « mannequins parisiens rembourrés », dont la fabrication « demandait souvent plus d’une année de travail« , coûtaient « très cher,  environ deux ans de salaire d’un modèle vivant« , précise Jérôme Godeau.

Anonyme, France Mannequin, « Enfant n°98 », milieu du 19ème siècle, Bois, métal, coton, rembourrage en crin de cheval et tête en papier mâché © Hamilton Kerr Institute, Fitzwilliam Museum, Cambridge/ photo : Chris Titmus

Anonyme, France/ Mannequin,  » Enfant n°98″ milieu du 19ème siècle / Bois, métal, coton, rembourrage en crin de cheval et tête en papier mâché © Hamilton Kerr Institute, Fitzwilliam Museum, Cambridge/ photo : Chris Titmus

Les  « marchands de couleurs » parisiens fournissaient aussi leurs homologues londoniens, comme la maison Robertson où les peintres préraphaélites notamment venaient louer des mannequins. C’est avec une certaine émotion que l’on s’arrête devant  l’ « Enfant n° 98 » :  un « modèle parisien de première qualité« , qui « figurait parmi les mannequins d’enfant que le peintre John Everett Millais (1829-1896) avait loués à onze reprises« , seul rescapé du stock de la maison Robertson lors de sa liquidation en 1935.

Thomas Gainsborough  "Heneage LIoyd et sa sœur Lucy", vers 1750 Huile sur toile © Fitzwilliam Museum, Cambridge

Thomas Gainsborough « Heneage LIoyd et sa sœur Lucy », vers 1750
Huile sur toile © Fitzwilliam Museum, Cambridge

Dans le portrait des enfants Lloyd par Gainsborough (vers 1750), le maintien un rien guindé des deux personnages suggère fortement l’usage de mannequins – la tradition veut que le peintre en ait possédé deux. Ce « mélange savant d’artifice et de vivant pour aboutir à une recomposition de la réalité« , pour reprendre la formule de Jérôme Godeau, on découvre avec étonnement que Courbet, « le chantre du réalisme » y avait parfois recours et possédait, lui aussi, deux mannequins. Sur une photographie de l’atelier du peintre à Ornans figure un mannequin féminin grandeur nature.

Au XIXe siècle, « l’accessoire va progressivement sortir de l’obscurité pour devenir le motif de la peinture« . D’abord au sein de l’atelier du peintre, dont la représentation devient à la mode. Puis, à part entière, comme dans les tableaux d’Alan Beeton (1880-1942) où le mannequin « cohabite en toute quiétude avec son portraitiste« , lequel pourtant « n’ignorait pas le rôle que jouait le mannequin dans la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico« .

La relation entre le simulacre et l’artiste va en effet devenir de plus en plus équivoque, étrange, voire inquiétante, d’autant que se multiplient les avatars du mannequin, dans la réalité – poupées automates, figures de cire des cabinets anatomiques, mannequins de vitrines -, et dans la fiction – la poupée Olympia des contes d’Hoffman -, sans oublier la figure de l’hystérique mise en scène par Charcot à la Salpétrière , où « le corps parle à travers l’artifice de la posture« , commente Jérôme Godeau…

Oskar Kokoschka, "Autoportrait au chevalet" ,1922 / Léopold Collection II, Vienne © Fondation Oskar Kokoschka / ADAGP, Paris 2015

Oskar Kokoschka, »Autoportrait au chevalet » 1922 /Léopold Collection II, Vienne © Fondation Oskar Kokoschka / ADAGP, Paris 2015

La tentation du fétichisme est grande. Oskar Kokoschka (1886-1980) y succombe qui, dans le sillage de la légende de Pygmalion selon laquelle l’artiste s’enflamma pour le simulacre qu’il venait de sculpter,  fit fabriquer une poupée à l’effigie d’Alma Mahler qui l’avait quitté. Une « Alma bis » qui l’accompagnait jour et nuit jusqu’au jour où il la décapita…l’exposition se fait l’écho de cette étrange relation, avec des photos et surtout cet impressionnant Autoportrait au chevalet, peint en 1922 où l’artiste apparait au premier plan, comme halluciné, le pinceau à la main, flanqué d’une poupée au regard vide.

On ne peut parler de fétiche sans évoquer Hans Bellmer (1902-1975) et ses photos de poupées désarticulées, corps devenus difformes, fantasme sadique à la limite du supportable. (3)

Denise Bellon (1902-1999) "Salvador Dali portant un mannequin d’artiste" (le chauffeur du « Taxi pluvieux »), Exposition internationale du surréalisme, Paris 1938 © Les films de l’Equinoxe – Fonds photographique Denise Bellon, Paris

Denise Bellon (1902-1999) « Salvador Dali portant un mannequin d’artiste » (le chauffeur du « Taxi pluvieux »), Exposition internationale du surréalisme, Paris 1938 © Les films de l’Equinoxe – Fonds photographique Denise Bellon, Paris

 

 

 

Un univers dont le mouvement surréaliste s’est emparé. « Dérobés aux vitrines des magasins, ces accessoires à la frontière de la réalité et de l’imaginaire, se voyaient soudain investis d’un pouvoir subversif. » Ils seront mis en scène dans l’Exposition internationale du surréalisme à la galerie des Beaux-Arts en janvier 1938, avec des photos signées Raoul Ubac, Roger Schall, Denise Bellon… dont on peut voir quelques tirages dans l’exposition.

 

Laquelle s’achève sur une oeuvre des frères Chapman (Duckchild, 2011). Ce « mannequin » de fillette au bec de canard fait partie de la série minderwertigkinder, un ensemble de filles dont les visages sont déformés par des prothèses animales (4).  Si le mot subversif peut être utilisé à bon escient c’est bien pour caractériser la démarche artistique des deux plasticiens britanniques tout entière tournée vers la critique sociale. Leurs mises en scène de personnages aux corps mutilés et aux visages déformés visent à dénoncer  la société de consommation et  la violence collective sous toutes ses formes : racisme, colonialisme, guerres…

De la Renaissance aux frères Chapman, la qualité des pièces présentées et de la scénographie (5) ainsi que la pertinence du propos font de Mannequin d’artiste, Mannequin fétiche une exposition passionnante.

Thomas A. Edison (1847-1941) Poupée phonographe Edison, 1890-1900 © Collection particulière, Norvège

Thomas A. Edison (1847-1941)
Poupée phonographe Edison, 1890-1900
© Collection particulière, Norvège

 

(1) Aux côtés de Jane Munro, commissaire invitée, le commissariat de l’exposition est assuré par Amélie simien, conservateur en chef du patrimoine, directrice des musées Bourdelle et Zadkine et Jérôme Godeau, conservateur au musée Bourdelle.
(2) Dans cette salle, Bourdelle exposait ses dernières oeuvres, sculptées ou peintes, pour les visiteurs et acheteurs potentiels, au milieu de sa collection personnelle de peintures et terres cuites antiques. Cet atelier de peinture a lui aussi a fait l’objet d’une restauration et d’une nouvelle scénographie, pour le rendre aussi proche que possible de son aspect d’origine.
(3) Inversant le rapport du réel à l’objet, Bellmer interviendra sur le  corps de sa compagne, l’artiste et écrivaine Unica Zürn (1916-1970), qu’il photographiera, déformé par les ficelles dont il l’a entouré. Elle se suicidera en se jetant par la fenêtre de l’appartement de Bellmer.
(4) les personnages sont identifiés comme féminins essentiellement par leur chevelure car ils sont tous habillés du  même survêtement noir orné sur la poitrine d’un écusson avec une croix gammée.
(5) L’exposition est scénographiée par Atelier de l’Île et Ciel Architectes, avec Dorothée Beauvais, graphiste et Stéphanie Daniel, concepteur lumière

Musée Bourdelle, l'atelier du sculpteur © db

Musée Bourdelle, l’atelier du sculpteur © db

 

Musée Bourdelle
18, rue Antoine Bourdelle
75015 Paris
Tél : 01 49 54 73 73

Des visites conférences sont organisées d’Avril à Juin 2015.
Pour en connaître les dates et horaires, cliquer ici

 

 

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