« Je suis encore en vie » de Jacques Allaire au Théâtre des quartiers d’Ivry

Un titre qui résonne comme un écho au chemin des salles de théâtre enfin retrouvé…
C’est surtout celui du spectacle de Jacques Allaire que le Théâtre des quartiers d’Ivry, installé dans l’ancienne Manufacture des Oeillets, accueille du 27 au 30 mai 2021. Je suis encore en vie est une expérience théâtrale surprenante et prenante.  L’auteur et metteur en scène a en effet choisi le mutisme pour exprimer l’indicible violence faite à une femme, la poétesse afghane, Nadia Anjuman, battue à mort par son mari. Durant l’heure que dure le spectacle, on n’entend jamais les voix des acteurs, Anissa Daoud et Jacques Allaire, mais on est porté par la puissance de leur présence dans un silence habité de sons, de musique et d’extraits de poèmes en voix off.

La petite salle en gradins du théâtre est un espace parfaitement adapté au huis-clos entre la femme et l’homme qui va se dérouler, le temps d’une heure, sur la scène. Un « espace sacrificiel » comme le qualifie Jacques Allaire. La mise en place du décor effectué par les deux acteurs s’effectue avec la lenteur et la précision d’un rituel. Les objets sont déposés à leur emplacement indiqué par des marques blanches : un lit d’examen médical, la bouteille d’oxygène et son support, une chaise. Après avoir achevé de délimiter l’espace en déroulant sur le sol une bande adhésive blanche, l’homme fera descendre au fond de la scène un rideau de plastique translucide, derrière lequel se jouera une autre partition du quotidien de la femme : apaiser l’enfant dont on n’entendra que les pleurs.

Se trouve ainsi matérialisé l’enfermement de la femme dans la répétition des gestes des soins à l’époux, de l’attention à l’enfant et de la prière. La lenteur avec laquelle la femme accomplit ces gestes en accentue le côté cérémoniel et la portée tragique. La violence y est présente en sourdine, celle qui sourd de la révolte contenue contre la tyrannie subie, de l’âme et du corps.

Et justement, la pulsion meurtrière va se donner libre cours dans un corps à corps désespéré, impudique et furieux. Certaines étreintes évoquent celles de l’amour… Privé de vie, à terre, le corps de l’homme est lourd, trop lourd, impossible …  Il faut saluer la belle performance physique des deux acteurs dans cette séquence quasiment insoutenable – et peut-être un peu longue – où se mêlent violence et désir inassouvi.

Une mort fantasmée.  Comme la pulsion de meurtre contenue depuis  le début du spectacle dans les gestes de la femme, lorsque qu’elle contrôle l’arrivée de l’oxygène dans le masque de l’homme allongé ou qu’elle s’approche de celui-ci serrant le foulard tendu entre ses mains …

Mais le tissu n’aura alors servi qu’à recouvrir d’un voile le visage de l’homme, comme pour mieux échapper à son regard. Tandis que sur le visage de la femme se mettent à scintiller les éclats de lumière surgis des pages du livre descendu des cintres et ouvert, dans ce bref instant de liberté que lui offre la nuit. Les cheveux sont dénoués, les jambes se déploient. Comme un envol. Un très beau moment, sur le fond comme sur la forme, de ce théâtre sans mots. (1)

La femme, elle, mourra. L’homme allumera une cigarette, comme après l’amour. C’est d’ailleurs une chanson d’amour qu’on entend. On le sait, dans la vie réelle, il a été relâché après quelques jours passés en prison…

Les mots sont difficile à mettre sur ce spectacle que Jacques Allaire a voulu « comme une sensation » et « purement subjectif, une perception plutôt qu’un récit objectif ou narratif« . (2) C’est en  tout cas une expérience à la fois intense et intime, physique et poétique, qui doit beaucoup à la présence d’Anissa Daoud et à la scénographie de Jacques Allaire, en collaboration avec Stéphane Monteiro pour le son et Norbert Richard pour la lumière.

Le théâtre des quartiers d’Ivry/ancienne manufacture des oeillets

(1) Les mots, on les a trouvés dans ce poème de Nadia Anjuman, Illumination :

« Voici la nuit : la poésie illumine mes instants
Voici l’exaltation qui peigne mes cordes vocales
Quel est ce feu, merveille étrange, qui m’abreuve ?
Voici que le parfum de l’âme embaume le corps de mes rêves
Je ne sais de quelle montagne, de quel sommet d’espoir
Voici que souffle une brise nouvelle sur la saison de ma fin
Du halo de lumière me vient une transparence, luminescence
Voici que n’ont plus d’autre désir mes larmes et mes soupirs
Les étincelles de mes plaintes font une poussière d’étoiles
Voici que la colombe de mes prières fait son nid dans l’empyrée
Mes larmes incontrôlées sur les lignes de mon livre
Voici qu’elles tombent, goutte à goutte, vois-tu ô mon Dieu
De mes paroles dans un cahier, de mes mots tumultueux
Voici que gronde une tourmente, fruit de mon silence obstiné
Aube, chère aube, ne déchire pas la soie imaginaire
Voici que je suis plus heureuse la nuit, quand poésie illumine mes instants« 
(Traduction de Leili Anvar)

L’écrivain afghan Atiq Rahimi a reçu le prix Goncourt 2008 pour son livre Syngué sabour (Pierre de patience), dédié à Nadia Anjuman dont il s’est inspiré pour son personnage de femme.

(2) Entretien avec Bernard Magnier à l’occasion de la présentation du spectacle au Tarmac, à Paris, en janvier 2014

Théâtre des quartiers d’Ivry

Manufacture des Œillets
1 place Pierre Gosnat
94200 Ivry-sur-Seine

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